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L'Opinion I Compétitivité européenne: à quoi joue l’Allemagne? - 18.04.2024

Face à des défis industriels et géopolitiques colossaux, l’Union tergiverse, suspendue à une Allemagne bonne gestionnaire et paralysée par ses divisions internes. 

Les faits - Les chefs d’Etat et de gouvernement européens sont à Bruxelles pour un sommet consacré à la sécurité et aux affaires étrangères mercredi soir, et à la compétitivité jeudi matin. Ils appelleront à avancer sur l’Union des marchés de capitaux afin de flécher l'épargne européenne vers la transition écologique et les entreprises.

L’Europe a-t-elle tiré les leçons de l’ère Merkel ? Les dirigeants européens se réunissent jeudi à Bruxelles pour discuter de compétitivité, un défi qui appelle de grands moyens. « Il n’a jamais été aussi urgent de développer nos propres capacités industrielles afin d’être autonomes dans les domaines stratégiques », alerte Enrico Letta, l’ancien premier ministre italien, dans un rapport qu’il leur présente ce jeudi. 

Ce dernier recommande deux solutions ambitieuses visant à mobiliser l’argent public et privé. Côté public, face à « l’Inflation Reduction Act », le gigantesque plan américain, créer une sorte de nouveau fonds européen d’aides d’Etat pour que ces dernières soient versées moins nationalement et davantage à échelle européenne, afin d’opérer une redistribution en la matière – l’Allemagne ayant versé la moitié des aides exceptionnelles depuis 2022.

Epargne. Côté privé, parachever l’Union des marchés de capitaux en chantier depuis dix ans, en la renommant « Union de l’épargne et de l’investissement ». Alors qu’il faudrait investir chaque année 620 milliards d’euros supplémentaires pour la transition écologique, les épargnants européens placent leur argent aux Etats-Unis, à raison de 300 milliards d’euros par an, plutôt que de l’investir sur le marché unique, trop fragmenté. 

Avec cet argent, les Américains achètent nos propres entreprises. De son côté, la Chine est devenue un leader de l’industrie verte, à raison d’un soutien public aux mille visages. Depuis un an, la production industrielle européenne a baissé de 5,4 %, a indiqué lundi Eurostat. Selon la Confédération européenne des syndicats, près d’un million d’emplois dans l’industrie manufacturière ont été perdus sur le continent ces quatre dernières années.

« Ce qu’on ne veut pas, c’est éviter le débat, dire “oublions, attendons le prochain cycle institutionnel européen”, et dans deux ans, on se retrouvera avec le même problème », indique un diplomate européen. Compétitivité, industrie… 

Concessions. L’Allemagne, leader européen en la matière, est-elle prête à changer de régime ? Si cela signifie plus d’argent public, c’est non : le premier contributeur au budget européen veut revenir à la rigueur budgétaire et s’oppose à un nouvel emprunt commun. En revanche, sur l’Union des marchés de capitaux, le chancelier Olaf Scholz est prêt à des concessions pour avancer. Problème : son ministre des Finances, le libéral Christian Lindner, fait de la résistance, car il s’oppose à l’idée d’un superviseur unique.

Et puis, il y a la Chine. Alors que la Commission européenne vient de lancer des enquêtes sur les subventions chinoises dans les voitures électriques, le rail, le solaire et l’éolien, avec la bénédiction de la France, Olaf Scholz s’est rendu à Pékin avec de nombreux chefs d’entreprise, où il a craquelé le vernis d’unité européenne. 

Là-bas, le chancelier a déclaré que les enquêtes de Bruxelles « doivent être faites non pour des motifs protectionnistes, et en étant nous-mêmes sûr de notre compétitivité ». « Du point de vue de la Chine, l’Allemagne est probablement le meilleur espoir de retarder ou de diluer toute restriction commerciale venue de l’Europe », explique au New York Times Noah Barkin, analyse chez Rhodium. 

 Arrière-garde. Sur chaque sujet pris séparément, la vision allemande s’explique. Mais lorsqu’on connecte les points, quelle image se dessine ? « D’une certaine manière, Olaf Scholz est en train de refaire les erreurs de Merkel, en menant des combats d’arrière-garde, estime Georg Riekeles, directeur adjoint du Centre de politique européenne, un think tank bruxellois. Elle a plus été une gestionnaire au jour le jour qu’une visionnaire, avec la dépendance au gaz russe, la défense de la voiture à combustion, la relation à la Chine. C’est ce même court-termisme qui marque la politique d’Olaf Scholz ».

Un autre ex-premier ministre italien, Mario Draghi, a fait mercredi un discours alarmant sur les errances européennes, où, en creux, on peut lire la vision allemande qui prévalait sur le continent. « L’approche que nous avons prise de la compétitivité [a été] de baisser les coûts salariaux les uns par rapport aux autres – avec une politique budgétaire procyclique, a déclaré l’ex-président de la BCE. Cela a eu pour unique effet d’affaiblir notre demande domestique et de saper notre modèle social. […] Nous nous sommes considérés entre nous comme des concurrents, même dans des secteurs comme la défense et l’énergie. […] Avec une balance commerciale positive, nous n’avons pas considéré notre compétitivité extérieure comme une question politique sérieuse. […] Nous avons fait confiance à la concurrence mondiale équitable, nous attendant à ce que les autres fassent de même. [...] Nous investissons moins dans les technologies avancées que la Chine, y compris dans la défense. Notre organisation, notre processus de décision et nos financements sont conçus pour “le monde d’hier” : pré-Covid, pré-Ukraine, pré-embrasement du Moyen-Orient, pré-retour de la rivalité des grandes puissances ».

Monde d’hier. Evidemment, l’Allemagne n’est ni la seule tenancière du « monde d’hier », ni la seule à défendre la rigueur budgétaire et l’ouverture commerciale. D’autres, comme les Pays-Bas et les pays scandinaves, ont souvent le même point de vue. Ils objecteront que c’est au contraire la France et ses finances publiques exsangues qui handicapent le continent, faute de moyens pour les investissements publics nécessaires.

Si notre voisin outre-Rhin est fréquemment pointé du doigt, c’est parce qu’il est le plus gros Etat membre, avec un effet d’entraînement énorme. L’Union des marchés de capitaux l’illustre bien : le Luxembourg et l’Irlande sont encore plus opposés à l’idée d’un superviseur unique. Mais « si l’on parvient à convaincre l’Allemagne, les autres suivront, on trouvera un moyen », résume un diplomate européen. 

Les différences de vues politiques ne sont pas le seul frein aux bonds en avant européens. Depuis plusieurs mois, l’Allemagne est aussi devenue une force de ralentissement institutionnel, du fait des divisions croissantes de sa coalition gouvernementale. Cette dernière comprend trois partis contre deux auparavant : les Sociaux-démocrates, les Verts et les Libéraux. 

Ces derniers, victimes de mauvais sondages, se démarquent en prenant en otage des réglementations européennes. « De nombreux interlocuteurs allemands me disent que sans la guerre en Ukraine, la coalition serait déjà tombée », glisse Karel Lannoo, directeur du think tank bruxellois CEPS.

Désaccords. Sans accord de tous les partenaires de coalition sur un sujet, Berlin doit s’abstenir à Bruxelles. Difficile, ensuite, d’obtenir le nombre de voix nécessaires pour faire passer des lois. Des désaccords de dernière minute ont ainsi contrecarré ou ralenti l’interdiction des moteurs thermiques, la loi sur la restauration de la nature, la directive sur le devoir de vigilance des entreprises, la loi sur les travailleurs des plateformes… 

Et cela a eu des conséquences plus larges que prévu. En revenant sur sa parole très tard dans les négociations, l’Allemagne a ouvert une brèche dans laquelle se sont engouffrés d’autres pays, comme l’Autriche et la Hongrie, pour revenir sur leur parole dans certains compromis. Le commissaire à l’environnement Virginijus Sinkevičius a déclaré fin mars que cette boîte de Pandore institutionnelle « soulevait des questions sérieuses sur la cohérence et la stabilité du processus de décision de l’UE ».

Certes, la coalition allemande s’est mise d’accord sur les dossiers clés comme les nouvelles règles de gouvernance économique, le budget européen pluriannuel et le pacte asile immigration. Mais « l’affaiblissement de leur voix en fait un frein, alors qu’ils devraient être un moteur avec nous pour mener les ambitions européennes », commente Stéphanie Yon-Courtin, eurodéputée Renew coordinatrice de la commission des affaires économiques, qui regrette aussi leur « phobie budgétaire très bloquante et une position toujours ambiguë sur la Chine ». 

Georg Riekeles est « assez effaré par la brutalité de notre environnement et de la précarité dans laquelle se trouve l’Europe. Ce n’est plus une question de sécurité et de défense, mais de guerre, insiste-t-il. Plus de changement climatique, mais d’effondrement ; plus d’évolution, mais de fin de l’ordre économique international des trente-cinq dernières années. Or, nous agissons de manière linéaire alors que les défis sont exponentiels, et les questions, existentielles. Plutôt que d’aller de l’avant, nous attendons de voir, nous retardons. D’une certaine manière, cela rappelle la création du projet européen : on en discutait pendant l’entre-deux-guerres, mais on l’a fait après le cataclysme de la Seconde Guerre mondiale ».

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