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Le Monde I « Le 6 mars 2024 sera une date décisive en Europe dans sa lutte contre les pratiques déloyales des géants du numérique »

Si Apple conserve la maîtrise des conditions tarifaires des applications aux Etats-Unis, l’entrée en vigueur du Digital Markets Act en Europe devrait prochainement changer la donne, explique, dans une tribune au « Monde », la députée européenne (Renew) Stéphanie Yon-Courtin. 

Quand vous téléchargez une application via l’App Store sur votre iPhone, Apple prend une commission de 30 % au développeur. Pour s’assurer de cette rente, l’entreprise aux 3 000 milliards de capitalisation boursière empêche les consommateurs d’utiliser tout autre canal d’achat et de téléchargement. Injuste, non ? Aux Etats-Unis, Epic Games – l’éditeur du jeu Fortnite – est monté au créneau contre la marque à la pomme. 

Le mardi 16 janvier, la Cour suprême des Etats-Unis a mis fin à plusieurs années de procédure judiciaire en rejetant l’appel des deux entreprises. Résultat : il sera possible de contourner le magasin d’applications d’Apple, mais la multinationale sera toujours en mesure de prélever 27 % sur les transactions externes. 

Cette décision est loin d’être anodine pour l’Union européenne qui s’est dotée depuis fin 2022 d’un règlement sur les marchés numériques (Digital Markets Act, DMA) visant à lutter précisément contre les pratiques déloyales des géants du numérique. En effet, le 6 mars, ceux que nous connaissons sous l’acronyme des Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft) devront se plier aux nouvelles obligations et interdictions prévues par la loi européenne. 

L’enjeu de la décision 

En cette période où ils travaillent à se mettre en conformité, c’est un mauvais signal envoyé à tous leurs concurrents qui craignent des fausses solutions qui ne restaurent ni la concurrence en ligne ni l’équité, à l’instar de ce qui vient d’être validé la semaine dernière aux Etats-Unis. Pour comprendre l’enjeu de cette décision, il faut revenir sur la pomme de la discorde. 

Quand Epic Games a proposé son propre système de paiement pour contourner la taxe, la réaction du géant californien ne s’est pas fait attendre : exclusion de l’App Store pour violation des conditions générales, privant ainsi les millions d’utilisateurs américains d’accès à leur jeu favori. 

Les deux entreprises sont allées devant la justice américaine. Le juge fédéral a alors demandé au géant californien d’autoriser les développeurs à vendre leurs services en dehors de l’App Store. Cette décision aurait pu être une bonne nouvelle pour des applications comme Epic Games, Spotify, Deezer et Tinder qui pâtissent de cette taxe injuste, mais surtout anticoncurrentielle. Rendez-vous compte, Apple Music a concurrencé Spotify Premium à prix égal, sauf que l’un est taxé, l’autre pas. 

Des points d’accès incontournables 

Qu’à cela ne tienne, si Apple doit autoriser des alternatives à son App Store, il continuera de prélever une commission de 27 % sur celles-ci. Apple se justifie : il a inventé l’iPhone. Sans lui, il n’y aurait pas d’applications. Cela justifie ainsi cette politique de commission éternelle sur toutes les ventes qui découlent d’applications. CQFD, simple, basique. Si on suit ce raisonnement, j’invite les héritiers des inventeurs de la voiture, de l’électricité, de l’imprimerie à se réveiller. Je pense qu’ils peuvent prétendre à toucher des commissions sur chaque vente de phare, d’ampoule ou de rame de papier. 

Le 6 mars 2024 sera une date décisive en Europe dans sa lutte contre les pratiques déloyales des géants du numérique avec le DMA, une loi visant à rendre les marchés contestables et équitables dans le secteur numérique. Celle-ci fixe une liste d’interdictions et d’obligations à ceux qui ont été désignés comme contrôleurs d’accès, c’est-à-dire ces entreprises qui sont des points d’accès incontournables. 

Elle vient pallier les limites de notre droit de la concurrence dont les procédures longues et coûteuses ne parviennent pas à faire changer les comportements des géants du numérique qui ont imposé leurs propres règles du jeu. A ce jour, six entreprises ont été désignées comme telles : Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft et TikTok. Vous utilisez leurs services quotidiennement, que vous le souhaitiez ou non. Ces contrôleurs d’accès désignés, qui agissent comme des portiers d’Internet, devront se conformer à cette régulation inédite. 

Garde-fous et recours 

C’est le cas d’Apple, même s’il conteste actuellement cette désignation devant la justice européenne. Désormais, les entreprises utilisatrices de l’App Store devront pouvoir communiquer, promouvoir leurs offres gratuitement et conclure des contrats via d’autres canaux. Apple ne pourra plus non plus imposer son système de paiement. Charge à la firme de Cupertino de permettre ces changements. 

La situation américaine est un exemple parfait de contournement des règles dont Apple est spécialiste. Pour rappel, alors que les citoyens européens se réjouissaient de l’arrivée du chargeur unique, Apple annonçait s’y conformer d’une manière très singulière. Oui au chargeur unique, mais alors il chargera deux fois moins vite s’il ne s’agit pas du modèle Apple à 70 euros. 

Sous la pression des parlementaires européens que nous sommes et du commissaire au marché intérieur Thierry Breton, Apple a dû renoncer. Malgré le revers de cette décision américaine, la situation en Europe est différente. Connaissant les ressources des géants du numérique pour conserver leurs monopoles, nous, colégislateurs, avons prévu les garde-fous et recours nécessaires en cas de contournement des règles. 

Des règles indispensables pour plus de concurrence 

Nous avons l’opportunité unique d’ouvrir la voie à une régulation mondiale des géants du numérique. S’ils changent leurs pratiques en Europe, au sein d’un marché de 460 millions de citoyens, ils devront en faire de même ailleurs, Internet n’ayant pas de frontières. J’espère alors pour Apple que la liste noire des pratiques fixée par le DMA est assez claire. Contrairement au juge américain, je préfère préciser que la solution attendue n’est pas une commission ni de 30 % ni de 27 %.

Je le dis aux Gafam : nous attendons vos solutions de mise en œuvre pour juger de leur efficacité. Je pense que plusieurs entreprises seraient ravies de vous faire un retour afin de revoir votre copie si besoin. Ces nouvelles règles ne sont pas optionnelles, elles sont indispensables pour plus de concurrence, plus d’innovation et plus de choix pour les consommateurs. 

Stéphanie Yon-Courtin est députée européenne du groupe Renew Europe (Renaissance) et rapporteuse sur le règlement sur les marchés numériques (DMA).

L'article original ici.