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Le Monde - Le Sommet pour l’action sur l’IA de Paris, un défi dans un monde fragmenté - 09/02/2025

Le Sommet pour l’action sur l’IA de Paris, un défi dans un monde fragmenté

La France organise un sommet mondial sur l’intelligence artificielle, au moment où les Etats-Unis veulent distancer la Chine et contestent la régulation européenne. Le rendez-vous tient de la gageure, au moment où les rivalités technologiques et réglementaires s’exacerbent dans ce domaine en plein essor. La France organise lundi 10 et mardi 11 février à Paris le Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle (IA), à l’heure où les Etats-Unis de Donald Trump, allié aux géants américains de la tech, se donnent pour mission de dominer le secteur face à la Chine et contestent les velléités régulatrices européennes.

L’événement rassemble plusieurs dizaines de dirigeants mondiaux et un millier de chercheurs, d’ONG et d’entreprises, dont les poids lourds américains du secteur – d’OpenAI à Meta ou Google, en passant par les français Mistral, Helsing, Pigment, Alan ou Owkin. Si la venue d’Elon Musk, le très contesté propriétaire de X et conseiller de M. Trump, n’était pas confirmée à la veille du sommet, le vice-président américain, J. D. Vance, sera présent, tout comme le vice-premier ministre chinois, Ding Xuexiang. L’enjeu diplomatique est évident, bien que la concurrence féroce suscitée par ces technologies, notamment entre les Etats-Unis et la Chine, complique toute approche commune. Mi-janvier, Emmanuel Macron a choisi de coprésider le sommet avec le premier ministre indien, Narendra Modi. « C’est un message fort de l’existence d’une voie de développement de l’IA pour des pays émergents, aux côtés de l’Europe notamment », veut croire Anne Bouverot, envoyée spéciale du président de la République pour le sommet. « Est-on est prêt à se battre pour être pleinement autonomes, indépendants, ou laisse-t-on la compétition se réduire à une bataille entre les Etats-Unis d’Amérique et la Chine ? », a demandé vendredi Emmanuel Macron dans un entretien avec la presse régionale.

Ouvrir une troisième voie

MM. Macron et Modi entendent aller au-delà des discussions sur la sécurité et les « risques existentiels » ou « catastrophiques » associés à l’IA, qui avaient dominé le premier sommet du genre à Londres en 2023. Si la rencontre évoquera les débats sur par cette technologie, l’Elysée assume de vouloir « renverser le narratif » pour en souligner les aspects positifs. Les organisateurs savent en effet que l’IA suscite des craintes, en particulier de voir s’aggraver les inégalités et la « fracture numérique », comme l’a signalé un rapport du Conseil économique, social et environnemental. Le « contre-sommet » organisé lundi par le philosophe Eric Sadin accuse lui-même l’événement d’être une « messe propagandiste » à la gloire de l’IA.

« Avec le sommet de l’IA, Emmanuel Macron tente à nouveau d’exister au milieu de la rivalité sino-américaine », décrypte Laure de Roucy-Rochegonde, de l’Institut français des relations internationales, autrice d’une étude sur la gouvernance mondiale de l’IA. « Le président se retrouve à la manœuvre pour recréer du lien dans une communauté internationale très fragmentée, où on observe, sur le numérique, une fracture croissante entre quelques acteurs qui mènent le jeu et les autres qui regardent les balles passer, avec un risque très fort d’un sentiment de déclassement, de délaissement d’une grande part de la communauté internationale », argumente l’Elysée, espérant ouvrir une troisième voie.

Cependant, ce volet diplomatique a ses limites, tant il est difficile de rapprocher les points de vue, tandis que les Etats-Unis jouent le rapport de force et viennent de renoncer à l’embryon de régulation adopté par l’administration de Joe Biden. En prélude au sommet est apparue la difficulté d’avoir une déclaration finale ambitieuse, incitant l’Elysée à faire preuve de prudence : « Je tiens à dégonfler un peu le sujet de la déclaration finale. Le sommet ne se résume pas à cela », explique Anne Bouverot. Ce texte ramassé devrait mentionner de « grands principes » susceptibles de faire consensus entre le plus d’Etats, sans qu’il soit certain que les Etats-Unis le signent. Il mentionnera « la protection des droits, l’environnement, l’intégrité de l’information, la propriété intellectuelle », énumère M. Macron.

Des briques logicielles

A propos de la gouvernance mondiale de l’IA, la France espère inclure une vingtaine de pays supplémentaires, en plus des 38 membres actuels (y compris les Etats-Unis) du Partenariat mondial pour l’IA (PMIA), une instance de discussion sur les standards du secteur, créée en 2019 à l’initiative de Paris et d’Ottawa. Et basée à Paris, au siège de l’OCDE. Pour répondre aux critiques, une coalition pour une IA « soutenable » est également en gestation. Son volet environnement rassemblera des initiatives favorisant une meilleure standardisation des mesures de la consommation énergétique des centres de données – très énergivores – et le développement de modèles d’IA plus « frugaux ». Un volet travail prévoit des « engagements » et un observatoire de l’impact de l’IA sur l’emploi.

Afin d’exister face aux géants américains sans renforcer la régulation, Paris a surtout décidé de soutenir le développement de l’IA « ouverte », c’est-à-dire accessible gratuitement et modifiable par les développeurs et les entreprises. Une « fondation » pour l’IA « d’intérêt général » – dont le nom n’est pas définitif – sera ainsi lancée mardi. Doté de 2,5 milliards d’euros de fonds publics et privés sur cinq ans, ce fonds financera des briques logicielles, mais aussi des bases de données, par exemple dans la santé, la science, le multilinguisme ou les médias, ainsi que de la puissance de calcul.

« Si l’Union européenne veut avoir sa chance par rapport aux Etats-Unis, il faut créer des communs, utiliser du logiciel libre… Cela permet de partager l’effort de recherche entre public et privé, entre entreprises et entre pays », se félicite Laurent Daudet, de la start-up française LightOn. Fondés par des Français, des fleurons comme Mistral ou Hugging Face (associé à la fondation et à la coalition) sont aussi partisans de l’IA ouverte.

Approche ouverte

Toutefois, cette voie n’est pas sans obstacles et débats. Elle est également défendue par des géants américains comme Meta et en partie par Google ou OpenAI – qui participera, par l’intermédiaire de la fondation, au développement d’outils ouverts pour sécuriser les IA. Et certains dans le milieu « open source » craignent que le choix des Chinois comme DeepSeek d’opter eux aussi pour l’approche ouverte n’incite un jour les Etats-Unis à tenter de la limiter. L’administration de Joe Biden a déjà instauré des contrôles sur les modèles d’IA les plus puissants et étendu les limitations de ventes à la Chine de puces utilisées pour l’IA, en instaurant des quotas pour 120 pays, dont certains de l’Union européenne, ce qui suscite des craintes dans les start-up.

A court terme, l’impact réel des initiatives prises lors du sommet suscite des doutes, au moment où M. Trump parraine le démesuré projet Stargate de data centers à 500 milliards de dollars (481 milliards d’euros), présenté comme un gage du maintien du leadership américain. « Le risque, c’est d’avoir un énième forum de discussion avec de belles déclarations d’intention, mais rien de contraignant », pointe encore Laure de Roucy-Rochegonde. Paris assume d’ailleurs ne pas vouloir créer « une grande régulation » de l’IA.

Sur les mesures d’encadrement, la probabilité de voir la montagne accoucher d’une souris est d’autant plus élevée que les géants américains de la tech sont mobilisés contre les initiatives de l’UE. Après avoir contesté les règlements européens DSA sur les réseaux sociaux et DMA sur les plateformes de marchés numériques, certains groupes, comme Meta, s’en prennent désormais à l’AI Act, la législation de l’UE pour le secteur, actuellement la plus ambitieuse du monde.

Meta ne signera pas le code de bonnes pratiques introduit par l’AI Act, jugé « infaisable et impraticable », a annoncé le groupe, mardi, à Bloomberg, se prévalant du soutien de M. Trump. Sur ce front, Paris s’est plutôt opposé à certaines mesures, comme l’obligation pour les fabricants d’IA de publier un résumé des contenus utilisés pour entraîner leurs logiciels, au prétexte de vouloir favoriser l’innovation. Une position dénoncée par les professions culturelles et les médias, soucieux d’obtenir une rémunération pour leurs créations.

« Evangéliser sur l’IA »

Afin de pallier les limites politiques du sommet, Paris a aussi progressivement renforcé son aspect business. « Dans un contexte géopolitique peu propice et mouvementé, il importait de compléter le volet diplomatique par un volet économique, avec des événements mettant en avant les entreprises et des initiatives concrètes pour évangéliser sur l’IA », explique la députée européenne Stéphanie Yon-Courtin (Renew), après avoir participé au Tour de France de l’IA organisé par le syndicat patronal Medef. Mardi 11 février est organisé un « business day » à l’incubateur Station F (fondé par Xavier Niel, actionnaire à titre individuel du Monde). « L’enjeu premier de la France est de faire du “nation branding” », décrypte Mme de Roucy-Rochegonde, en référence au rôle de vitrine du sommet pour Paris.

Comme lors des événements « Choose France » organisés par l’Elysée, des annonces sont attendues. Les Emirats arabes unis et la France ont dévoilé jeudi un partenariat susceptible de représenter quelque 50 milliards d’euros d’investissements, selon une source officielle, dans un data center géant. Trente-cinq sites sont disponibles « clé en main », a par ailleurs indiqué Matignon, dans le cadre de la « stratégie IA » française, qui ajoute 400 millions d’euros d’argent public aux 2,5 milliards d’euros apportés depuis 2018. Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne, présente au sommet, devrait elle aussi détailler lundi des mesures de soutien à l’IA dans l’UE. M. Macron appelle aussi à « plus de patriotisme économique et européen », ravivant l’idée de préférence communautaire et exhortant à « acheter l’IA française et européenne ».

Ces efforts hexagonaux et européens sont-ils trop limités pour exister face aux puissances américaine et chinoise ? « L’exemple de DeepSeek montre qu’il n’y a pas besoin de centaines de milliards de dollars pour développer des IA. Et que, dans l’IA, tout n’est pas joué, répond-on à l’Elysée. Il reste énormément de transformations à venir, et la situation, la force des différents pays et start-up d’IA peuvent encore évoluer très rapidement. » Un optimisme de rigueur dans un contexte des plus turbulents et incertains.

Alexandre Piquard et Philippe Ricard