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Le Monde I Polémique à Bruxelles après la nomination d’une lobbyiste américaine à un haut poste de la Commission européenne

Fiona Scott Morton, enseignante à Yale et consultante pour plusieurs Gafam, deviendra cheffe économiste à la direction générale de la concurrence le 1ᵉʳ septembre. Un recrutement qui provoque une levée de boucliers au sein du Parlement européens et auprès de certains Etats membres, dont la France.

 L’annonce a été extrêmement discrète. Il fallait aller sur le site de la Commission pour apprendre, le 11 juillet, que la puissante direction générale de la concurrence, chargée d’enquêter sur les comportements anticoncurrentiels des entreprises ou d’autoriser les fusions et acquisitions, venait d’embaucher une nouvelle économiste en chef… américaine. Ce n’est pas tout, Fiona Scott Morton est par ailleurs consultante pour certains géants du numérique que l’Union européenne (UE) a dans son viseur. 

 Même les commissaires n’en ont pas été informés clairement. Certes, l’information figurait en annexe des documents sur lesquels ils ont travaillé lors de leur dernière réunion, le 11 juillet, mais, à aucun moment, le sujet n’a été mis sur la table, alors qu’il méritait sans aucun doute une discussion politique. Qui plus est, dans le CV de la nouvelle recrue, sa nationalité n’est mentionnée nulle part. On y apprend juste que sa langue maternelle est l’anglais. Quant à ses missions de consulting, elles ne sont pas détaillées, à l’inverse de ses publications académiques qui courent sur plusieurs pages. 

 « La meilleure des onze candidats » 

 Fiona Scott Morton a beau avoir un curriculum vitae de haut vol – elle enseigne à l’université de Yale et a passé deux ans au département de la justice américain, en 2011 et 2012, au département antitrust –, sa nomination n’en fait pas moins débat à Bruxelles et dans certaines capitales, à commencer par Paris. Le ministre français en charge du numérique, Jean-Noël Barrot, a demandé jeudi 13 juillet à la Commission européenne de réexaminer cette nomination. « A l’heure où l’Europe s’engage dans la régulation numérique la plus ambitieuse du monde, la récente nomination de l’économiste en chef de la DG [direction générale] concurrence n’est pas sans soulever des interrogations légitimes », souligne le ministre dans un tweet, avant d’inviter la Commission « à réexaminer son choix ». La ministre des affaires étrangères, Catherine Colonna, a aussi dit son « étonnement devant [cette] nomination » qui « mérite d’être reconsidérée par la Commission ». « L’Europe compte de nombreux économistes de talent », a, quant à elle, relevé la secrétaire d’Etat chargé de l’Europe, Laurence Boone. 

 Margrethe Vestager, la commissaire à la concurrence, qui brigue la présidence de la Banque européenne d’investissement et est donc sur le départ pour faire campagne, « peut juger que cette embauche est la plus opportune. Mais dans ce cas, cela mérite une conversation, ne serait-ce que pour savoir comment défendre son point de vue », relate pour sa part à Bruxelles, l’un des hauts dirigeants que la nouvelle a « estomaqué ». 

 En théorie, les institutions doivent recruter des personnes dotées d’un passeport de l’UE. Il existe bien de rares dérogations, mais pas à ce niveau de responsabilité. Sur un effectif de 32 000 personnes, « on en compte 1 945. La plupart sont des agents locaux qui travaillent dans les bureaux de la Commission à l’étranger », explique un porte-parole. Et de préciser qu’« à ce jour, la Commission n’emploie aucun américain à Bruxelles ». Fiona Scott Morton « était la meilleure des onze candidats », argue un haut fonctionnaire européen, favorable au recrutement de l’Américaine.

La nomination de Fiona Scott Morton pose aussi des questions en matière de conflits d’intérêts. « Je ne suis salariée d’aucun cabinet de consultants, plutôt une consultante indépendante », écrit-elle dans le CV qui a été transmis aux commissaires, dans lequel elle précise faire des missions pour trois cabinets : le plus souvent pour Charles River Associates – bien connu dans la bulle bruxelloise pour être le lobbyiste préféré des Gafam –, mais aussi pour Bates White et Cornerstone. « J’ai travaillé sur cinq ou six cas ces dix dernières années. Chaque cas représentant un budget compris le plus souvent entre 1 et 2 millions de dollars [entre 894 000 euros et 1,79 million d’euros] », ajoute-t-elle sans donner plus de précisions. Parmi ses clients, on peut néanmoins citer, entre autres, Apple, Microsoft ou Amazon.

« Situation surréaliste »

 Au Parlement européen, l’affaire passe mal. Vendredi 14 juillet, les présidents des groupes politiques - le Français Stéphane Séjournée pour les libéraux de Renew, l’Allemand Manfred Weber pour les conservateurs du PPE, l’Espagnole Iratxe Garcia Perez pour les sociaux démocrates (S&D), l’Allemande Terry Reintke et le Belge Philippe Lamberts pour les Verts - ont adressé une lettre à Margrethe Vestager dans laquelle ils disent « s’opposer à la nomination de Fiona Scott Morton » et « demandent à la Commission de revenir sur sa décision ». 

 « Nommer cheffe économiste de la DG concurrence une citoyenne américaine bossant pour Amazon et Meta est inacceptable. Nous avons travaillé d’arrache-pied pour réguler les Gafam, ce n’est pas pour confier l’application de ces règles à leur lobbyiste. No way », tweetait, jeudi 13 juillet, l’eurodéputé Raphaël Glucksmann. « Est-on obligé de recruter chez les Gafam américains ? Si l’on rajoute le pantouflage [dans des cabinets d’avocats] de certains hauts fonctionnaires de la Commission : les géants du numérique sont bien entourés pour naviguer dans le nouvel environnement réglementaire européen… », tweetait, la veille, sa collègue de Renew Stéphanie Yon-Courtin. « Cette ancienne employée de plusieurs Gafam aura donc pour mission de faire appliquer les réglementations (…) que ces mêmes entreprises ont combattues avec grande vigueur à renfort de millions de dollars de lobbying. Cette situation est surréaliste », juge, quant à lui, son collègue Emmanuel Maurel (LFI). 

 « L’économiste en chef de la DG concurrence ne prend pas de décision. Cela aurait été plus compliqué de choisir un ou une Américaine pour un poste de directeur », plaide ce haut fonctionnaire qui défend la décision de la Commission de recourir aux services de Fiona Scott Morton. Certes, mais l’économiste en chef du bras antitrust de la Commission donne des avis, qui aident ses employeurs à se décider. « L’économiste en chef de la DG concurrence assiste à toutes les réunions, suit tous les dossiers, et ses avis sont déterminants, s’exaspère une autre source. C’est un peu comme si, à Washington, la personne chargée de suivre le dossier Airbus-Boeing était française ! » 

 « Message politique pathétique » 

 « Elle ne pourra pas travailler sur des cas auxquels elle a été associée dans son travail de consultante. Elle ne pourra pas non plus, durant ses deux premières années à la DG concurrence, s’occuper des entreprises pour lesquelles elle a travaillé dans l’année précédant son entrée en fonction », précise le porte-parole de la Commission. Par exemple, elle ne pourra pas se prononcer sur des affaires concernant Microsoft. 

 « Au-delà du message politique pathétique qu’on envoie en embauchant une Américaine, comme si on n’avait personne en Europe, on a recruté quelqu’un dont on devra se passer pour les cas les plus emblématiques », s’étrangle un haut fonctionnaire européen, qui voit dans cette décision le signe du tropisme transatlantique de Margrethe Vestager, qui tenait à recruter l’Américaine. « Comme elle a conseillé de grands groupes comme Apple, Amazon et Microsoft », cela « conduirait au scénario absurde dans lequel l’économiste en chef de l’autorité de la concurrence serait tenue à l’écart des dossiers importants » s’offusque l’eurodéputé écologiste allemand Rasmus Andresen. 

 A l’heure où l’UE vient de se doter d’une nouvelle régulation du numérique, le signal n’est pas des plus heureux. « On ne va pas laisser une lobbyiste américaine des Gafam réguler les plates-formes en Europe, quel que soit son pedigree académique », s’insurge un autre. « Les spécialistes en droit de la concurrence sont tous, à un moment ou un autre consultant. Fiona Scott Morton a beaucoup moins de conflits d’intérêts » que le Belge Pierre Régibeau, à qui elle succédera le 1er septembre, répond une autre source.

Plusieurs ONG s’étaient émues de ce recrutement, dans une lettre du 2 mai adressée à Margrethe Vestager, ainsi qu’à Vera Jourova et Thierry Breton, commissaires respectivement aux valeurs et au marché intérieur. Elles n’ont manifestement pas été entendues.

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