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Le Figaro I L’heure de vérité a sonné pour le Digital Markets Act, l’arme de l’Europe pour mettre au pas les géants de la tech - 06.03.2024
DECRYPTAGE : La législation sur les services numériques entre en vigueur ce jeudi. Bruxelles doit désormais veiller à ce que son esprit soit respecté par les Gafam et TikTok.
L'étau se resserre en Europe autour des géants de la tech. À partir de ce 7 mars, Apple, Amazon, Meta, Microsoft, Google et ByteDance doivent se conformer à la législation sur les marchés numériques, ou Digital Markets Act (DMA). Voté en juillet 2022, ce texte a pour objectif de mettre fin aux abus des grandes plateformes numériques et de redonner de l'oxygène aux entreprises concurrentes. Il va aussi, par ricochet, modifier les habitudes des internautes européens. Selon Bruxelles qui espère inspirer d'autres États, le poids des Gafam sur les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, l'e-commerce ou les navigateurs défavorisent les consommateurs en étouffant la concurrence. Face à la lenteur des enquêtes antitrust traditionnelles, l'UE a donc souhaité changer d'approche. « L'objectif du DMA est de prévenir les comportements qui relèvent de l'abus de position dominante plutôt que d'intervenir a posteriori », résume Fabrice Naftalski, associé chez EY Société d'Avocats. Avec la possibilité de boucler une investigation en un an en cas de violation.
« Ce texte marque un véritable tournant pour notre espace numérique européen car les grandes plateformes ne pourront plus imposer leurs conditions à l'ensemble du marché », se félicite Thierry Breton, commissaire européen au Marché intérieur, à l'origine de ce texte dont l'adoption a été rapide à l'échelle de l'Union. Il s'est passé moins de dix-huit mois entre le début des discussions entre les vingt-sept États membres et l'adoption du texte final. À l'époque, Thierry Breton promettait de « mettre fin au far west de l'espace numérique ».
Le DMA ne s'applique qu'aux plateformes utilisées par plus de 45 millions d'Européens et plus de 10 000 clients professionnels, et ayant réalisé au moins 7,5 milliards d'euros de recettes en Europe ces trois dernières années ou valorisé plus de 75 milliards d'euros. Ces « gatekeepers » (contrôleurs d'accès), désignés par la Commission, sont Apple, Amazon, Meta, Microsoft, Google et ByteDance (TikTok) pour 22 services qu'ils exploitent, moteurs de recherche, magasins d'applications, messageries ou services publicitaires.
Cette liste a vocation à évoluer. Le 1 er janvier dernier, Booking et X (ex-Twitter) ont, à leur tour, franchi ces seuils et devraient donc être désignés « gatekeepers » d'ici mai prochain. L'enjeu est de taille : les groupes ciblés par le DMA risquent des amendes dissuasives allant jusqu'à 10 % de leur chiffre d'affaires, et 20 % en cas de récidive. Dans les cas les plus graves, ils pourraient même être contraints de céder une activité. Cela a conduit Meta et TikTok à défier la Commission devant la justice en novembre. Le premier conteste l'intégration de Messenger et Marketplace dans le champ d'application du règlement, le second rejette sa désignation comme « gatekeeper ». Apple a, lui, réussi à exclure sa messagerie iMessage du DMA, tout comme Microsoft avec son moteur de recherche Bing.
Depuis ce 7 mars, les « gatekeepers » doivent communiquer à la Commission leurs projets d'acquisitions. Un moyen d'anticiper les rachats problématiques, comme ceux visant à faire disparaître un futur concurrent. Le DMA leur impose aussi une vingtaine d'obligations et d'interdictions. Celles qui concernent les smartphones seront les plus visibles pour les consommateurs. Ils devront être en mesure de supprimer les applications préinstallées ou d'utiliser d'autres systèmes de paiement qu'Apple Pay ou Google Pay. Sur iPhone, Apple devra donner accès à d'autres magasins d'applications que l'App Store, ce qu'il a toujours combattu. Le DMA impose aussi de nouveaux écrans de choix du navigateur internet et du moteur de recherche par défaut.
« Les utilisateurs auront le choix parmi 12 moteurs, indique Christian Kroll, PDG d'Ecosia, un moteur de recherche allemand. Mais qu'est-ce qui pourra convaincre quelqu'un qui utilise Google depuis vingt ans de changer ? Il faudra sensibiliser les utilisateurs. » « C'est une vraie avancée que d'avoir le choix, répond Marina Ferrari, secrétaire d'État au numérique. Il appartient aussi et surtout au consommateur de s'en saisir et de comparer les offres avant de décider. »
Les « gatekeepers » ne peuvent plus favoriser leurs services, comme Google Shopping. « En théorie, tous les comparateurs de prix sont désormais sur un pied d'égalité et le consommateur aura plus de liberté, réagit Nicolas Bindler, à la tête d'achatmoinscher.com dont 80 % à 90 % du trafic viennent de Google. En réalité, il sera difficile de rivaliser avec les annonces sponsorisées par Google. On n'a pas les moyens de s'acheter une telle visibilité. » Quant à Amazon, il n'aura plus le droit d'exploiter les données issues de sa place de marché pour concevoir ses propres produits. Sa régie publicitaire, Amazon Ads, prévoit d'accroître la transparence sur ses tarifs et les performances de ses annonceurs.
Désormais, tout l'enjeu pour Bruxelles est que l'esprit du DMA soit respecté à la lettre par les Gafam. Ce qui n'est pas gagné d'avance. « Il y a des solutions proposées qui sont proches de la conformité, a déclaré le 31 janvier le directeur des plateformes de la direction de la concurrence de la Commission européenne, Alberto Bacchiega. Pour d'autres, nous ne le saurons que quand elles seront mises en oeuvre (...). Et je dois dire qu'il y a des solutions dont nous pensons qu'elles ne sont pas conformes. Sur celles-ci, nous devrons agir vite. »
Le pouvoir de contrôle et de sanctions revient à la Commission européenne, qui compte une « task force » de 85 personnes et travaillera en collaboration étroite avec les autorités de la concurrence des États membres. « Des experts à la hauteur de la tâche », estime-t-on dans l'entourage de la Commission. « Il y a un gros problème d'asymétrie des ressources entre la Commission et les Gafam. Il faudrait a minima 120 personnes, réagit Stéphanie Yon-Courtin, députée européenne (Renew). Dans la configuration actuelle, la Commission sera contrainte de faire du tri dans les dossiers. »
« La grande question que tous les observateurs se posent, c'est quel sera le niveau de sévérité de la Commission, commente Jean-Rémi de Maistre, avocat et fondateur de la legaltech Jus Mundi. Et ce, face à des géants de la tech qui ont des moyens quasi illimités pour se défendre . » Trois jours avant l'entrée en vigueur du DMA, Bruxelles a montré qu'il pouvait taper du poing sur la table en infligeant une amende de 1,8 milliard d'euros à Apple. « Le fait que le texte entre en application pour la première fois ne changera rien à notre intransigeance, assure-t-on à Bruxelles. Les plateformes n'auront pas d'excuses . »
En attendant, l'inquiétude monte dans de nombreux secteurs. Plusieurs entreprises censées bénéficier du DMA (Ecosia, Qwant, leguide.com...) ont dénoncé mi-janvier l'opacité des grandes plateformes. Plusieurs lobbys en guerre contre les géants du secteur (European Tech Alliance, Coalition for App Fairness...) et des éditeurs de presse (EPC, News Media Europe) appellent, eux, la Commission et le Parlement à « faire tout ce qui est en leur pouvoir » pour garantir le respect de « la lettre et l'esprit du DMA ». De son côté, Christian Kroll d'Ecosia craint que les plateformes ne « j ouent la montre ». « Les Gafam vont tout faire pour trouver les brèches de ce règlement , prévient Stéphanie Yon-Courtin. Il va y avoir énormément de contestations et de litiges. » Les entreprises de l'e-commerce redoutent, elles, les « effets de bord » liés au DMA, comme le renchérissement de la pub.
« Il y aura moins de place disponible sur Google Shopping pour les e-commerçants qui devront passer par les comparateurs de prix, explique Marc Lolivier, délégué général de la Fevad, qui a alerté les ministères de l'Économie et du numérique. Cela risquerait in fine de favoriser la concentration dans le secteur. Nous craignons aussi que le parcours client soit dégradé car lorsqu'un consommateur aura repéré un produit, il lui faudra désormais passer par l'étape du comparateur. » « Ne cédons pas au narratif des plateformes : ils ont intérêt à faire craindre aux distributeurs des pertes de part de marché », répond Marina Ferrari. Pour la secrétaire d'État chargée du Numérique, la transparence des données « sera une richesse mobilisable par nos distributeurs. Il faut qu'ils s'emparent de ces outils. Nous serons vigilants » .
Si l'un des objectifs du DMA est de favoriser la montée en puissance de champions européens, certains se montrent circonspects. « Le DMA ouvre un nouveau champ des possibles avec un environnement économique qui laisse leur chance à des acteurs européens alternatifs, constate Cyril Vart, directeur associé de EY Faber Novel. En revanche, dans des domaines particulièrement verrouillés comme la publicité ou les moyens de paiement intra application, cela s'annonce plus compliqué. À date, peu d'entreprises sont parties à l'attaque de ces marchés. » Même incertitude sur les comportements des utilisateurs. « Face à l'excellence d'usage et la praticité des services de ces plateformes, quels sont ceux qui désinstalleront une appli ou délaisseront un service pour des raisons réglementaires ou éthiques ? », s'interroge Cyril Vart. « Les consommateurs sont en attente face à la domination des plateformes, relativise Marina Ferrari. Il faut rétablir la confiance. Ce texte leur redonne la main . »
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