Actualités
Le Monde I A Bruxelles, l’épreuve de force sur l’application de la régulation des géants numériques a commencé
Apple, Microsoft, Google, Amazon ou Meta, désignés mercredi par la Commission européenne comme entreprises concernées par le Digital Markets Act, affichent leur bonne volonté mais font aussi de la résistance sur certains points.
« Le DMA va ouvrir les portes de l’Internet », s’est félicité, avec son sens de la formule, Thierry Breton, mercredi 6 septembre, à propos du Digital Markets Act. Ce règlement européen des géants du numérique vise à apporter « plus de choix pour le consommateur et moins d’obstacles pour les petits concurrents », a résumé le commissaire européen chargé du marché intérieur.
Le texte franchit une étape importante avec la désignation des six grandes entreprises concernées, soit parce que leur valorisation boursière dépasse les 75 milliards d’euros soit parce que leur chiffre d’affaires est supérieur à 7,5 milliards d’euros dans l’Union européenne : Google, Apple, Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp), Microsoft, Amazon et ByteDance (TikTok). En plus de nommer les sociétés visées, Bruxelles a également précisé les 22 services de ces entreprises concernés par le texte.
Ces acteurs ont désormais six mois, jusqu’au 6 mars 2024, pour proposer des solutions de mise en conformité avec le règlement. Celui-ci généralise a priori l’application de principes mis en évidence dans les longs procès en droit de la concurrence ayant notamment généré des amendes pour Google : interdiction de favoriser ses propres services et de croiser des données entre ses services, obligation de s’ouvrir aux concurrents, etc.
Un défi
Toutefois, l’application de ce règlement ambitieux et unique au monde est un défi. Dans le dialogue déjà entamé depuis plusieurs mois avec la Commission, Apple, Google, Meta, Amazon et Microsoft affichent leur bonne volonté générale mais font aussi de la résistance sur certains points.
Dès les discussions sur la désignation des services, certaines entreprises ont cherché à faire valoir des exceptions. Finalement, 22 services essentiels (totalisant plus de 45 millions d’utilisateurs dans l’UE et 10 000 clients entreprises) ont été retenus, dont le moteur de recherche de Google, les environnements mobile d’Apple et de Google, les réseaux sociaux Facebook et Instagram…
Mais Microsoft a contesté l’inclusion de son moteur de recherche Bing, estimant qu’elle renforcerait le leader Google, ainsi que celle de son navigateur Edge et de son système de gestion de la publicité. Apple a, lui, demandé l’exclusion d’iMessage, ce qui la dispenserait de l’obligation d’interopérabilité prévue dans le DMA et censée permettre la communication entre les messageries comme WhatsApp, Instagram et TikTok. L’appliquer affaiblirait la sécurité du service, a notamment argué Apple.
Sur ces quatre services contestés, la Commission a accepté d’ouvrir une enquête de marché qui devra déterminer d’ici à cinq mois s’ils sont inclus ou non. Par ailleurs, elle a déjà accepté la demande de Google et Microsoft d’exclure les logiciels d’e-mails Gmail et Outlook, notamment car ils ne sont pas un « contrôleur d’accès » entre des clients entreprises et les utilisateurs finaux. Le navigateur du fabricant de téléphones Samsung n’a pas non plus été retenu. De même que les assistants virtuels comme Siri, Alexa ou Google Assistant. Bruxelles a toutefois lancé une enquête pour déterminer si l’environnement des tablettes iPad d’Apple devrait être soumis au DMA.
Au-delà de ces questions de désignation, les échanges sur l’application des règles elles-mêmes ont aussi déjà ces derniers mois fait apparaître certaines réticences des géants du numérique. Ainsi, Apple se prépare à faire certains changements dans l’environnement de ses iPhone : le DMA impose par exemple de proposer des « écrans de choix » permettant à l’utilisateur d’opter, lors de l’installation de son téléphone, pour un autre navigateur par défaut que le logiciel maison Safari. Mais, en parallèle, l’entreprise de Tim Cook continue de faire valoir son inquiétude, voire son hostilité, à une mesure importante du DMA : l’obligation de permettre à l’utilisateur d’installer des logiciels sans passer par le magasin d’applications d’Apple (via le site d’un éditeur ou via un magasin d’application alternatif).
Des magasins d’applications alternatifs
Cette mesure est réclamée par des éditeurs de jeux vidéo comme Epic ou des services de musiques comme Spotify, qui ont porté plainte aux Etats-Unis et en Europe afin de pouvoir cesser de payer la commission de 15 à 30 % prélevée par Apple sur les ventes des grands éditeurs via son App Store. « Nous restons inquiets des risques créés par le DMA pour la protection de la vie privée et les données de nos utilisateurs », a confirmé Apple mercredi. Afin de trouver un compromis, le fabricant de l’iPhone envisagerait, selon l’agence Bloomberg, de proposer d’autoriser le téléchargement auprès de tiers, mais en pratiquant une vérification de sécurité qui pourrait être payante…
Google a, selon nos informations, affirmé à la Commission pouvoir avancer vite sur des points comme la création d’écrans de choix permettant sur ses smartphones Android d’opter pour un navigateur autre que Chrome (comme c’est déjà le cas pour le moteur de recherche, à la suite d’une condamnation de Bruxelles en 2018). Google s’enorgueillit aussi de déjà permettre des magasins d’applications alternatifs et a promis de changer ses pratiques dans la publicité en ligne. Mais l’entreprise de Mountain View demande aussi à Bruxelles s’il serait possible d’éviter, comme l’exige le DMA, d’avoir à demander le consentement de l’utilisateur pour chacun de ses services afin de pouvoir continuer à échanger certaines données entre son moteur de recherche, sa plate-forme de vidéo YouTube, etc.
Par ailleurs, Google cherche à pousser sa propre interprétation de l’interdiction de favoriser ses propres services sur son moteur de recherche. L’entreprise a, certes, montré à des entreprises du secteur des comparateurs de vols aériens comment leur service pourrait y apparaître à côté du sien (comme c’est déjà le cas pour les comparateurs de prix, à la suite de la condamnation par Bruxelles dans l’affaire Google Shopping). Mais le groupe n’estime pas avoir à faire automatiquement de même pour son service de cartographie Google Maps ou pour YouTube, car, selon lui, en montrer des versions simplifiées sur son moteur correspondrait à l’évolution du marché de la recherche, qui intègre désormais du visuel, des réponses rédigées par des intelligences artificielles, etc.
Meta a, lui, tenté de faire valoir auprès de la Commission que sa messagerie Messenger était intégrée à son réseau social Facebook, ce qui lui permettrait d’échanger des informations entre les deux services, sans recueillir un consentement express, selon le Wall Street Journal.
Enfin, Amazon souffle aussi le chaud et le froid : « Le DMA est un texte complexe et vaste, et nous allons continuer à nous engager dans une démarche constructive avec la Commission européenne tout au long de sa mise en œuvre et au-delà », déclare l’entreprise. Mais son PDG, Andy Jassy, a déjà mis en garde, lors d’une réunion organisée en juin avec la vice-présidente de l’UE chargée de la concurrence, Margrethe Vestager, relatée par Bloomberg, contre le risque « de doublon et de conflit [du DMA] avec les régulations nationales ». Et l’entreprise fondée par Jeff Bezos n’a pas hésité à contester devant la justice sa soumission au Digital Services Act (DSA), qui veut encadrer la régulation des contenus sur les réseaux sociaux et les plates-formes d’e-commerce.
Agir avec fermeté
« L’application du DMA générera des recours juridiques de la part des entreprises concernées, des cabinets d’avocats étudient déjà cette question », anticipe déjà Stéphanie Yon-Courtin, députée européenne (Renew), qui a beaucoup suivi le DMA en commission. En parallèle, M. Breton assure, lui, que « si les solutions proposées par les acteurs du numérique ne sont pas assez bonnes, la Commission n’hésitera pas à prendre des mesures fortes » − une référence aux sanctions pouvant aller jusqu’à 10, voire 20 % du chiffre d’affaires mondial en cas de récidive. L’exécutif européen est poussé à agir avec fermeté par de nombreuses PME offrant des services numériques, comme le moteur de recherche Ecosia, l’application d’e-mail Proton Mail, l’environnement alternatif Murena…
« Un des enjeux portera sur les moyens humains et techniques pour exercer un contrôle effectif des solutions proposées par les géants du numérique », estime Joëlle Toledano, membre du Conseil national du numérique et auteur de GAFA. Reprenons le pouvoir ! (Odile Jacob, 2020). La Commission s’est renforcée avec une cellule consacrée au DMA de 80 personnes, mais les géants du numérique, eux, mobilisent collectivement des milliers d’ingénieurs et de juristes.
Pour Mme Toledano, le risque est une application du texte « a minima » par les entreprises. D’autant que, rappelle-t-elle, la mise en œuvre du DMA a valeur d’exemple : selon un principe surnommé « effet Bruxelles », les règles européennes ont tendance à être globalisées. Et, aux Etats-Unis, certains élus et autorités souhaitent s’inspirer du DMA. Cela pourrait encore renforcer la volonté des entreprises de limiter ou retarder au maximum l’application du DMA, pointe Mme Toledano.
L'article original ici.