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Challenges I Soupçons d’espionnage, addiction, protection des mineurs… L’Europe doit-elle interdire TikTok ? - 30.03.2024

L'étau se resserre sur TikTok; Soupçons d'espionnage, risque d'addiction, protection des mineurs… Le réseau social chinois concentre les critiques. Aux Etats-Unis, il est menacé d'interdiction. En Europe, il est sous le coup d'une vaste enquête. Mais sa riposte s'organise. 

Son regard est fuyant, son pas pressé. Shou Zi Chew, directeur général de TikTok, se sauve du Sénat américain, accompagné de son garde du corps, se dérobant aux questions des journalistes. Le 13 mars, il est venu défendre son réseau social face aux accusations d'espionnage et de propagande. Les Etats-Unis viennent de frapper un grand coup. La Chambre des représentants a adopté une proposition de loi qui prévoit l'interdiction du réseau social chinois sur son sol, s'il conserve son actionnaire chinois ByteDance. Le lendemain, le PDG singapourien a tonné dans un cri de rage adressé aux 150 millions d'utilisateurs américains de Tik- Tok : « Faites-vous entendre ! » L'issue du vote à venir au Sénat reste, elle, incertaine. 

L'Europe va-t-elle s'engouffrer dans la brèche? En Asie, au Canada, au Royaume-Uni, dans l'Union européenne, la pression s'intensifie sur TikTok. La Commission et le Parlement européens ont interdit l'installation de l'application sur tous les appareils professionnels de leurs personnels, sur fond de soupçons d'espionnage. L'Inde a complètement banni le réseau. En France, une commission d'enquête au Sénat lancée l'année dernière a conclu à « une grande opacité » de l'algorithme, considéré comme le plus addictif au monde et à une « toxicité » pour les enfants, s'alarme le rapporteur Horizons Claude Malhuret. Plusieurs parents ont porté plainte contre TikTok après le suicide de leur enfant et des personnalités politiques appellent à interdire le réseau. Au premier rang desquels Sylvain Maillard, chef de file des députés Renaissance, qui s'inquiète de « l'hypnotisation » exercée par l'application sur les plus jeunes. 

Manquements nationaux « Nous avons transféré nos compétences à la Commission européenne », explique Claude Malhuret. L'Arcom, le gendarme français de l'audiovisuel et du numérique, assure un rôle « d'observateur actif » des réglementations européennes, détaille Benoît Loutrel, qui préside le groupe « supervision des plateformes en ligne » à l'Arcom. L'institution fait remonter les manquements nationaux, Bruxelles détenant l'arme juridique et le pouvoir de sanction. A ce titre, l'entrée en vigueur en 2023 du Digital Services Act (DSA) et du Digital Market Act (DMA) tombe à pic. En août, Bruxelles a enjoint la plateforme chinoise aux 134 millions d'utilisateurs européens de se mettre en conformité avec les nouvelles obligations. Et déclenché, six mois plus tard, une enquête portant sur la protection des mineurs, la transparence de la publicité, l'accès aux données sur l'algorithme et la gestion des risques liés à l'addiction. En cas de non-respect du DMA et du DSA, il peut lui infliger une amende allant jusqu'à 6% du chiffre d'affaires. Ou suspendre temporairement ou défi- nitivement la plateforme. 

Mais, à la différence des Etats-Unis, une interdiction en Europe n'est pas à l'ordre du jour. « Nous n'interdirons pas le marché européen à TikTok juste parce que l'entreprise est chinoise », dit-on à Bruxelles. Pour la députée européenne Renaissance Stéphanie Yon-Courtin, « les Américains veulent bannir TikTok car ils n'ont pas mis en place d'instruments de régulation comme nous ». Autrement dit, la doctrine de l'Europe repose sur le dialogue et la négociation. Une « troisième voie entre le libéralisme américain fort et le contrôle étatique chinois », glisse Benoît Loutrel. La secrétaire d'Etat chargée du Numérique, Marina Ferrari, exclut également une interdiction « pour l'instant ». Elle rencontrera « prochainement » les représentants de TikTok pour « qu'ils dressent le bilan de réalisation des engagements de mise en conformité », confie-t-elle.

Guerre commerciale 

Autre différence de taille avec les Etats-Unis, le contexte géopolitique. Washington mène une guerre commerciale frontale contre la Chine, sur fond de réarmement technologique. D'autant qu'avec son milliard et demi d'utilisateurs mondiaux, TikTok gagne du terrain face à ses concurrents américains Instagram et Snapchat, proscrits en Chine. Le combat remonte à août 2020 lorsque Donald Trump voulait forcer la vente du propriétaire ByteDance. Avant que Joe Biden n'y renonce l'année d'après. De son côté, l'Union européenne cherche un apaisement de ses relations avec Pékin. En témoigne la visite prochaine de Xi Jinping à Paris en mai, premier déplacement du président chinois depuis cinq ans en Europe. Une suspension de TikTok frapperait l'Europe au portefeuille. « TikTok fait aussi vivre des marques, des influenceurs, des entreprises… Tout une économie qui vit grâce à ce réseau », insiste Stéphanie Yon-Courtin. 

Trois scénarios possibles Une interdiction n'est toutefois pas à exclure. Elle interviendrait « comme étape ultime dans le cadre d'une échelle de sanctions », insiste Marina Ferrari. Claude Malhuret oppose « le chemin politique » adopté outre-Atlantique à la « voie juridique » - plus lente - choisie par l'Europe. Une suspension pourrait se justifier dans trois scénarios selon l'avocat Emmanuel Pierrat. D'abord, si, après plusieurs avertissements, la Commission européenne constate que TikTok ne respecte toujours pas ses obligations en matière de collecte des données. Une question qui se pose avec acuité pour la plateforme chinoise qui vise un public jeune, moins apte à se protéger. En 2022, le géant chinois a reconnu publiquement que les données des Européens étaient accessibles depuis la Chine à un faible nombre d'employés. 

Deuxième cas de figure, celui où les accusations d'espionnage par le Parti communiste chinois se révéleraient réelles. Les fonctionnaires européens se sont vus interdire l'accès à TikTok selon un principe de précaution, mais sans aucune preuve d'ingérence chinoise. « Nous sommes en droit de nous demander s'il ne devrait pas être interdit pour toute la population européenne, pointe Etienne Drouard, associé au cabinet Hogan Lovells. Mais il faut que les régulateurs européens fassent leur travail et le prouvent. » TikTok pourrait également être suspendu de fait par un effet boycott, si l'ensemble des entreprises interdisait son utilisation par les salariés. Des accusations balayées par la plateforme. Elle rappelle être une entreprise privée, dont l'équivalent chinois est Douyin, une application distincte de TikTok (lire page 18). De plus, la maison mère ByteDance « est détenue à 60 % par des uuu fonds d'investissement américains, les 40% restants appartenant aux employés et au fondateur », argue l'application. Reste les soupçons de propagande. L'an dernier, un ancien ingénieur du réseau social chinois a accusé Tik- Tok de « servir d'outil de propagande pour le Parti communiste chinois ». Il a assuré que l'application mettait en avant des contenus qui « exprimaient de la haine pour le Japon ». Plus largement, TikTok est régulièrement accusé de censurer les contenus dénonçant la répression de la minorité ouïgoure. « Par la répétition des vidéos en boucle, Tik- Tok opère un matraquage idéologique et devient le cheval de Troie de la Chine », s'inquiète Emmanuel Lincot, professeur à l'Institut catholique de Paris et chercheur associé à l'Iris. Lui y voit les préludes d'une « guerre de l'opium destinée à la jeunesse occidentale pour l'aliéner ». 

 Si ces craintes étaient fondées, Tik- Tok pourrait être banni en Europe d'un claquement de doigts comme l'a été Russia Today, accusée de diffuser de la propagande russe en 2022. En France, « la notion d'intérêt supérieur de l'Etat pourrait être invoquée si on montrait que TikTok était une arme de guerre », analyse Etienne Drouard. Autre instrument, la loi contre la manipulation de l'information, adoptée en France en 2018.

Contre-offensive 

En attendant, TikTok a lancé une contre-offensive bien rodée. Il a dépensé 12 milliards d'euros dans un projet de stockage des données en Europe, le projet Clover. Un plan qui consiste à héberger les données des utilisateurs européens dans trois centres de données en Irlande et en Norvège pour plus de transparence dans la protection et la gestion des données. « Selon TikTok, d'ici à la fin de l'année, toutes les données des Européens devront être hébergées et traitées dans ces centres, nous attendons de voir », avance Stéphanie Yon-Courtin. Des audits externes seront effectués par l'entreprise britannique de cybersécurité NCC qui sera chargée de certifier si les flux de données entre ses serveurs en Europe et le reste du monde sont conformes au RGPD. TikTok a également mis à disposition une interface destinée aux chercheurs européens qui veulent en savoir plus sur son algorithme. Concernant la protection des mineurs, il a dévoilé une série de mesures comme la limitation de la publicité pour les moins de 17 ans ou la restriction du temps d'écran pour les moins de 18 ans. 

Des relais en France Par ailleurs, le réseau dispose d'agents et de relais puissants. Byte- Dance a déversé plus de 8 millions de dollars en 2023 dans les campagnes de lobbying, selon l'organisme américain Open Secrets. En France, le réseau social dispose d'un directeur des relations publiques, Eric Garandeau. Qui de mieux que cet ancien haut fonctionnaire, exdirecteur du Centre national du cinéma et romancier, pour s'intégrer dans l'écosystème ? Ce dernier a notamment organisé le partenariat entre TikTok et le Festival de Cannes 2021. L'application chinoise compte aussi sur un réseau de prestataires externes, comme le cabinet FTI Consulting qui assure ses activités de conseil. En Europe, des centaines de stars et d'influenceurs aux millions d'abonnés défendent les intérêts du géant chinois. 

Les défenseurs de l'interdiction dressent un parallèle entre TikTok et l'entreprise Huawei, également accusée d'espionnage. Cette dernière a bien été bannie sur le segment 5G en 2019 en France par la « loi anti-Huawei », avancent-ils. Mais la comparaison a ses limites. Le bannissement de Huawei n'a eu de conséquences que sur le marché professionnel. Le sujet est tout autre lorsque l'application visée est glissée dans la poche de millions d'Européens, prêts à tout pour conserver leur précieux outil de divertissement.

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