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Le Monde I Intelligence artificielle : mobilisation contre la domination annoncée des géants du numérique

Du Parlement européen aux autorités de concurrence, notamment françaises, les appels se multiplient à agir pour éviter la constitution de monopoles dans l’IA. Les partenariats comme celui noué entre Microsoft et OpenAI sont scrutés.

« Veillons à ne pas reconstituer des Gafam de l’intelligence artificielle ! », a enjoint, mardi 16 janvier, la députée Stéphanie Yon-Courtin, devant le Parlement européen. Dans l’avis sur la politique de concurrence de l’UE dont elle est rapporteuse, l’élue Renew s’inquiète, en effet, que les discussions sur la réglementation de l’intelligence artificielle (IA) aient accordé jusqu’ici trop peu d’attention à la « menace de concentration de ce marché » aux mains des géants du numérique Google, Amazon, Facebook (Meta), Apple ou Microsoft. Mme Yon-Courtin propose donc que les services d’IA, comme les assistants personnels de type ChatGPT ou Bard, soient intégrés au Digital Markets Act (DMA), le règlement européen sur les grandes plates-formes numériques. 

Après les débats sur les risques d’erreurs, de désinformation ou de pertes d’emploi liés à l’IA, cette initiative est un des signes de l’effervescence autour d’un thème émergent : la crainte de voir cette technologie dominée par une poignée d’acteurs.

« L’IA est le sujet qui monte parmi les autorités de concurrence », confirme le président de l’autorité française, Benoît Cœuré. Cette technologie était au cœur de la réunion des autorités de concurrence du G7, en octobre, à Tokyo. L’IA « a le potentiel de devenir le musée des horreurs de l’antitrust », avait estimé, en novembre, M. Cœuré, lors d’une table ronde de l’association Alliance digitale. 

Entorses à la concurrence « en amont » 

« D’habitude, l’innovation rebat les cartes d’un secteur et peut bousculer les acteurs dominants. Mais l’IA est la première innovation de rupture se produisant dans un paysage où les entreprises déjà les plus puissantes contrôlent les capacités pour la développer, décrypte le président de l’autorité. Nous sommes inquiets, car ces acteurs ont déjà fait preuve de pratiques anticoncurrentielles. Nous ne voulons pas que dans cinq ans l’IA soit dominée par trois acteurs au niveau mondial. » 

Concrètement, les entorses à la concurrence peuvent se produire « en amont » de la chaîne de valeur, dans l’accès aux données, aux capacités de calcul dans le cloud ou aux puces et aux cartes graphiques, décrit M. Cœuré. « En aval », dans la distribution ou la commercialisation des services d’IA, on risque aussi de retrouver « des pratiques déjà vues ailleurs, dans le logiciel ou les services numériques, comme la vente liée », anticipe M. Cœuré. 

Sur le volet « amont », l’autorité de la concurrence a, en septembre, fait mener une perquisition dans les locaux français d’un fabricant de cartes graphiques. L’institution ne donne aucun détail sur l’enquête, mais il s’agit, selon Challenges, de l’américain Nvidia, ultradominant sur ce type de matériel haut de gamme utilisé pour les énormes calculs informatiques nécessaires aux IA. Ce genre de procédure vise, par exemple, à déterminer si certains clients ont été exclus ou si les prix ont fait l’objet de distorsions. 

Eviter le favoritisme sur les plates-formes 

Plus largement, les autorités redoutent que les géants du numérique utilisent leurs plates-formes pour favoriser leurs services d’IA. En effet, ces technologies commencent à être intégrées dans tous les actifs existants : les assistants comme ChatGPT (OpenAI) ou Bard (Google) seront présents sur les moteurs de recherche Bing (Microsoft) et bientôt Google, dans les suites bureautiques Office (Microsoft) ou Workspace (Google), sur les environnements mobiles comme iOS (par le biais de l’assistant vocal siri d’Apple) ou Android (par le biais de Google Assistant), sur les plates-formes comme Instagram ou Facebook (Meta), sur les enceintes connectées (Alexa, d’Amazon, Echo de Google), dans les voitures, etc. Samsung a annoncé, mardi, des outils d’IA dans ses smartphones. 

L’internaute pourra-t-il facilement utiliser les logiciels de son choix ? Les start-up pourront-elles bien diffuser leurs IA ? Le DMA vise notamment à éviter le favoritisme sur les plates-formes, en les forçant à proposer des services concurrents. 

Le défi est le même sur le marché de l’IA pour les entreprises : des modèles d’IA (sous-jacents aux services comme ChatGPT, Bard ou Midjourney dans l’image) sont proposés par tous les géants du cloud, spécialistes de l’informatique en ligne professionnelle : Amazon, Google ou Microsoft. Ce dernier intéresse tout particulièrement les pouvoirs publics, car, en vertu d’un partenariat avec OpenAI, il est le distributeur exclusif des modèles du créateur de ChatGPT (en dehors d’OpenAI). 

Agir vite 

Après l’autorité de la concurrence britannique début décembre, la commissaire européenne Margrethe Vestager a annoncé, le 11 janvier, vouloir se pencher sur l’investissement de plus de 11 milliards de dollars (10 milliards d’euros) fait par Microsoft dans la start-up. Si un « contrôle » de l’entreprise de Sam Altman par le créateur de Windows était prouvé, les autorités pourraient imposer des conditions. 

Pour racheter l’éditeur de jeux Activision, Microsoft a dû s’engager à partager des titres phares avec Sony ou Nintendo. Un porte-parole de l’entreprise a toutefois jugé que le partenariat avec OpenAI, où elle n’a qu’un siège « d’observateur sans droit de vote au conseil d’administration », avait « favorisé la concurrence dans l’IA ». Des investissements similaires − comme les 6 milliards de dollars apportés par Amazon et Google à l’entreprise d’IA Anthropic − sont également dans le collimateur des autorités. 

La Federal Trade Commission, le gendarme de la concurrence des Etats-Unis, s’intéresse aussi à l’IA − et au deal OpenAI-Microsoft, selon l’agence Bloomberg. 

Toutes ces initiatives sont appuyées par l’association de PME du numérique SME Alliance ou l’ONG proconcurrence Open Markets. 

Côté politique, l’initiative de Mme Yon-Courtin est soutenue par Jean-Noël Barrot, ministre délégué au numérique du précédent gouvernement et qui pourrait retrouver le même portefeuille dans l’équipe de Gabriel Attal. « Pour éviter la constitution de monopoles dans l’IA, il faudra faire évoluer notre corpus de lois européennes, aussi bien sur l’accès au calcul que pour certaines applications d’IA générative qui occuperaient une position de marché dominante. Et le DMA est fait pour cela », expliquait-il au Monde, en décembre 2023. 

Elargir le champ du règlement européen ou mener à bien des enquêtes d’autorités de la concurrence prendra toutefois du temps. Dans un secteur au développement aussi rapide que l’IA, agir vite est un enjeu supplémentaire.

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