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Comment la crise sanitaire a poussé l'Europe à changer de braquet sur sa politique industrielle
Avec la crise du Covid-19, l’Union européenne a pris conscience de ses dépendances stratégiques. Mais elle reste divisée sur la politique industrielle qui doit en découler.
Thierry Breton est sur tous les fronts. En combinaison blanche, charlotte sur la tête, le commissaire européen au Marché intérieur arpentait début mars les salles blanches d’Halix, l’un des sous-traitants d’AstraZeneca pour la production de son vaccin contre le Covid-19, implanté à Leiden, aux Pays-Bas. Quelques jours plus tôt, c’est l’usine suisse de Lonza, qui produit le principe actif pour Moderna, qu’il visitait. Fin janvier, l’ancien patron français a pris la tête d’une task force montée en urgence pour accélérer l’industrialisation des vaccins. Un sujet que la Commission européenne avait un peu négligé dans sa stratégie, de l’aveu même de sa présidente, Ursula von der Leyen.
Depuis un an, la crise sanitaire sonne comme un rappel au réel pour Bruxelles. Les tensions d’approvisionnement en masques chirurgicaux et en matériel médical et la pénurie mondiale de semi-conducteurs ont fait prendre conscience de la trop forte dépendance européenne. Et de la fragilité de son tissu industriel. « C’est le moment d’appuyer sur tous les boutons de la politique industrielle », plaide Peter Altmaier, le ministre allemand de l’Économie, qui, à la mi-février, a publié avec Bruno Le Maire une lettre ouverte à la Commission réclamant une stratégie industrielle plus offensive. « Ce qui se passe pour les semi-conducteurs nous a suffisamment montré qu’être dépendant est une faute économique et une faute politique », argumente le ministre français.
Ces dernières années, le discours était peu audible au-delà de Paris et Berlin. En octobre, le Conseil européen a mandaté la Commission pour identifier les dépendances critiques et proposer des pistes pour les résorber, en renforçant les stocks, en diversifiant la supply chain et en produisant localement. Un premier pas. « C’est un changement profond. On peut parler d’autonomie stratégique ou de souveraineté technologique, un concept qui était très débattu il y a encore un an. Même parler relocalisation est possible », constate le député français Christophe Grudler (groupe Renew Europe), investi sur ces dossiers au Parlement européen.
De timides avancées
En mars 2020, la Commission a aussi publié sa nouvelle stratégie industrielle, passée inaperçue alors que la pandémie démarrait. Elle s’apprête à la remettre à jour à la fin avril pour tenir compte du « monde d’après » et des objectifs climatiques d’ici à 2030 renforcés à l’automne. « Le jeu entre les États-Unis et la Chine va continuer à se durcir. Nous voulons défendre notre place », jure Thierry Breton, qui a fait de la souveraineté technologique son cheval de bataille depuis 2019, des équipements 5G à l’espace en passant par
les supercalculateurs et l’intelligence artificielle.
De quoi impulser un changement de braquet ? « Il y a une volonté d’agir et des ébauches de politiques qui ressemblent in fine à une politique européenne », défend Vincent Moulin Wright, le directeur général de France Industrie, qui vient de muscler son bureau de représentation à Bruxelles pour s’adapter au nouvel activisme. La Commission a mis un coup d’accélérateur sur les alliances regroupant industriels, syndicats et laboratoires de recherche d’un secteur. Après les batteries, elle a lancé en septembre une alliance des matières premières pour tenter de réduire la vulnérabilité de ses approvisionnements, notamment sur les matériaux de la transition énergétique. Une alliance de l’hydrogène a suivi, avant celles des semi-conducteurs et des lanceurs spatiaux, prévues à l’été.
Certaines devraient déboucher sur des projets importants d’intérêt européen commun (Piiec), très en vogue, qui permettent de faire une entorse au sacro-saint contrôle des aides d’État dans les secteurs clés. Pour structurer la stratégie, Thierry Breton a lancé en parallèle quatorze écosystèmes, une sorte de Conseil national de l’industrie version européenne chargé d’identifier les besoins de nouvelles alliances et de financement. « La gouvernance de tout cela reste floue. Ce qui manque, c’est par quelles mesures cela va se traduire », pointe un expert des cénacles industriels. Pas forcément étonnant, alors que Margrethe Vestager, la commissaire à la Concurrence, freine des quatre fers.
Ce n’est pas le seul front sur lequel les avancées sont maigres. Le refus de la Commission, en 2019, d’autoriser la fusion entre Alstom et Siemens et sa façon de contrôler la constitution de champions européens avaient provoqué une levée de boucliers en France et en Allemagne. « Nos propositions de réformes n’ont jamais été autant d’actualité », maintenait Bruno Le Maire en février lors d’une conférence de presse virtuelle avec Thierry Breton. La Commission a bien promis cette année de moderniser ses règles, inchangées depuis 1997, en particulier sa définition du marché pertinent pour analyser les concentrations, plus vraiment adaptée au numérique où certains services sont gratuits. « Mais peu de choses concrètes ont vu le jour pour l’instant. Il ne faut pas en rester aux incantations. J’attends des preuves », pointe l’eurodéputée française Stéphanie Yon-Courtin (Renew Europe), qui s’inquiète aussi d’une perte de substance du Digital market act. « La concurrence a bon dos. On se plaint de ne pas avoir de Gafam européens, mais il n’y a pas non plus de marchés de capitaux », tacle Olivier Guersent, le directeur de la Direction générale de la concurrence.
Dissensions au sein des Vingt-Sept
La France ne désespère pas de faire bouger les lignes de la stratégie industrielle d’ici à la fin avril. Et, comme l’Allemagne, elle a intensifié son lobbying. Au-delà de l’évolution des règles de concurrence, « sur laquelle il faut continuer à insister », assure-t-on côté français, Paris souhaite lancer une alliance des biocarburants pour l’aviation. La France pousse aussi pour simplifier les fameux Piiec, en les rendant plus accessibles aux PME et aux petits États membres. Autre piste : les projets pourraient être aidés en partie par des financements européens, alors que pour l’instant chaque État membre oriente ses subventions vers ses entreprises, un frein pour certains d’entre eux. Il faudra aussi réfléchir à la façon dont l’Union décline et finance son autonomie stratégique de façon concrète.
La partie n’est pas gagnée. Les résistances restent fortes, pas seulement au sein de la Commission. Les petits États membres craignent que la multiplication des Piiec ne favorise surtout les grands pays industriels, à leur détriment. « Les pays libéraux reconnaissent maintenant le besoin d’autonomie stratégique. Mais il reste des divergences sur le périmètre », remarque-t-on en France. À la fin janvier, une douzaine de petits pays emmenés par le Danemark ont publié une lettre ouverte à la Commission défendant la signature de nouveaux accords commerciaux et la diversification des sources d’approvisionnement pour réduire la dépendance stratégique... sans évoquer les projets industriels. Ces pistes à l’opposé de leurs visions ont fait bondir Paris et Berlin. La décision du Danemark et de l’Autriche de s’allier avec Israël pour le développement des futurs vaccins contre les variants du Covid-19, alors que l’Europe tente de monter son initiative Hera Incubator, a confirmé les grandes divergences entre Européens.
Leur capacité à avancer sur ces enjeux devrait bientôt être testée. Plusieurs chantiers structurants pour l’industrie doivent être engagés avant l’été. Pour défendre ses entreprises face à la concurrence déloyale, notamment chinoise, la Commission doit détailler des propositions pour mieux encadrer l’activité des entreprises subventionnées par des États étrangers sur le marché commun. Celles-ci pourraient se voir interdire de répondre à des marchés publics et les acquisitions en Europe pourraient être plus strictement contrôlées lorsque les subventions perçues dépassent largement les aides d’État autorisées pour les entreprises européennes.
À l’été encore, la Commission doit dévoiler son mécanisme très attendu de taxe sur les émissions de carbone importées. Un dispositif crucial pour l’industrie européenne, alors que le renforcement de l’ambition climatique de l’Union risque d’augmenter les fuites de carbone et la concurrence déloyale d’entreprises soumises à des contraintes moins sévères. Le Parlement européen a déjà détaillé son propre projet d’ajustement carbone aux frontières, prévoyant un marché miroir pour les importations. Mais les eurodéputés n’ont pas réussi à se mettre d’accord sur la fin des quotas gratuits, indispensables pour rendre le système compatible avec les règles de l’Organisation mondiale du commerce. L’aboutissement est encore loin d’être certain.