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Ouest France | Gafam : comment l’Union européenne veut mettre fin au « far west » de l’économie numérique
L’Union européenne souhaite mettre fin à la toute-puissance des géants du numérique sur son territoire. Mercredi 15 décembre 2021, le Parlement européen a adopté le règlement « Digital Market Act » dans ce but. On vous l’explique en six points.
Le Parlement européen adopte ce mercredi 15 décembre à Strasbourg l’un des principaux textes de la législature : le Digital Market Act (règlement sur les marchés numériques en français, souvent présentée sous son acronyme anglais DMA). Sa promesse : réguler l’espace numérique en réprimant les pratiques anticoncurrentielles des géants de la tech. Ce texte est complété avec un autre règlement en négociation sur les services numériques (surnommée DSA).
Télétravail et visioconférences, achats sur internet, cours en ligne… La pandémie de coronavirus a accru la place du numérique dans la vie des Européens. Il est devenu d’autant plus urgent d’en contrôler les effets nocifs : discours de haine diffusés à grande échelle, manipulation de l’information, extinction des petits commerces, limitation de la concurrence…
L’introduction du DSA (Digital Services Act) et du DMA (Digital Market Act) imposera des contraintes qui, si elles ne sont pas respectées, donneraient lieu à des pénalités conséquentes et pourraient même aller jusqu’au démantèlement des plateformes opérant dans l’espace européen, expliquait le commissaire européen Thierry Breton à Ouest-France en janvier 2021. Tout ce qui est autorisé dans l’espace physique doit l’être dans l’espace numérique, mais tout ce qui est interdit dans l’espace physique doit également l’être dans l’espace numérique.
1. Que contient le texte sur les marchés numériques (DMA) ?
Le Règlement sur les services numériques (Digital Services Act, DSA) doit responsabiliser l’ensemble des intermédiaires, mais davantage encore les plus grandes plateformes qui devront disposer des moyens pour modérer les contenus qu’elles accueillent et coopérer avec les autorités. Le projet législatif met sur liste noire un certain nombre de pratiques des grandes plateformes agissant comme contrôleurs d’accès et permet à la Commission de mener des enquêtes de marché et de sanctionner les comportements non conformes.
L’Union européenne espère ainsi pouvoir agir en amont plutôt qu’en aval, plusieurs années après l’apparition de mauvaises pratiques. Le texte veut donc interdire aux plateformes de traiter leurs propres biens et services de manière plus favorable que ceux des autres entreprises opérant sur la plateforme.
L’objectif est de permettre l’émergence d’acteurs concurrents, notamment de nombreuses petites et moyennes entreprises. La transformation numérique a entraîné ce que l’on appelle des effets de réseau. Cela signifie que plus il y a de personnes qui utilisent un service numérique, plus il devient utile pour tous les autres utilisateurs. Lorsqu’une plateforme atteint une certaine taille, il devient donc difficile pour les nouveaux venus de défier les acteurs établis, explique Nicolas Köhler-Suzuki, chercheur associé à l’Institut Jacques Delors.
Les plateformes systémiques ont tendance à enfermer les utilisateurs en les poussant à utiliser des services pré-installés sur leur ordinateur ou leur téléphone mobile. Le DMA prévoit qu’elles ne pourront plus empêcher la désinstallation d’applications ou services intégrés par défaut.
La nouvelle législation introduira la portabilité des données pour les clients business, leur permettant par exemple de changer plus facilement de plateforme de vente en ligne, tout en emportant avec eux leurs données clients.
Elles se verront imposer des règles augmentant la transparence de leurs algorithmes et limitant leur usage des données privées, au cœur de leur modèle économique. Elles devront aussi notifier à la Commission tout projet d’acquisition de firme en Europe.
2. Quelles sont les entreprises concernées ?
Une dizaine d’entreprises dont la toute-puissance menace le libre jeu de la concurrence, sont concernées. Parmi elles, les cinq Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft), mais aussi Samsung (téléphonie mobile).
Pour entrer dans cette catégorie, un groupe doit avoir dans l’UE un chiffre d’affaires de plus de 8 milliards d’euros (ce qui exclut après le vote du Parlement européen aussi Booking pour les réservations d’hôtels, Alibaba pour la vente à distance, Bytedance qui gère le réseau social TikTok, et Snapchat) ou bien une valorisation boursière supérieure à 80 milliards. Il doit en outre être présent dans trois États membres et compter plus de 45 millions d’utilisateurs finaux et plus de 10 000 entreprises utilisatrices.
Elle s’appliquera aux grandes entreprises fournissant des services de plateforme essentiels , les plus enclines aux pratiques commerciales déloyales. Cela inclut les services d’intermédiation, les réseaux sociaux, les moteurs de recherche, les systèmes d’exploitation, les services de publicité en ligne, l’informatique en nuage et les services de partage de vidéos qui remplissent les critères leur permettant d’être qualifiés de contrôleurs d’accès. Les députés ont également inclus dans le périmètre de la DMA les navigateurs web, les assistants virtuels et les télévisions connectées.
3. Que demande le Parlement européen comme changements par rapport au texte de la Commission ?
Les modifications apportées à la proposition de la Commission sont notamment liées à la définition des contrôleurs d’accès fondée sur certains seuils. Un débat existe entre eurodéputés sur la définition de ce qu’est un utilisateur actif, d’un côté pour éviter que les jeunes entreprises européennes ne soient bloquées dans leur ascension et de l’autre pour ne pas laisser les entreprises jouer sur des critères du type qualitatif plutôt que quantitatif. C’est un sujet à creuser au niveau technique, estime l’eurodéputée française du groupe libérale Stéphanie Yon-Courtin. Mais les discussions qui vont suivre en trilogue avec la Commission et le Conseil risquent d’aboutir à un statu quo sur cette question.
D’autres débats existent : le Parlement européen veut s’assurer de l’interopérabilité des services et renforcer les restrictions concernant les acquisitions prédatrices. Autre inquiétude : se lier les mains. Il faut absolument une clause de revoyure pour en rediscuter dans un ou deux ans. On ne peut pas être bloqué sur des chiffres et voir l’évolution des marchés, on ne peut pas tout prévoir, rappelle Stéphanie Yon-Courtin.
Le groupe de la gauche radicale The Left souhaitait via un amendement d’Emmanuel Maurel (Gauche républicaine et socialiste) également inclure dès à présent des restrictions sur la publicité ciblée. Mais les autres groupes du Parlement européen estiment qu’il s’agit d’une question qu’il faudra traiter dans le cadre du règlement sur les services numériques.
Sur l’interopérabilité, c’est-à-dire empêcher que des entreprises comme Apple ou Amazon imposent des formats uniquement accessibles sur ses plateformes (c’est déjà le cas sur les livres numériques par exemple), les eurodéputés n’ont pas voulu aller plus loin. L’eurodéputé LR Geoffroy Didier (groupe PPE) fait part de sa déception : "Il faudra aller plus loin que la proposition adoptée par le Parlement, notamment pour mieux protéger et apporter des garanties supplémentaires à notre secteur culturel français et européen. Ce dernier n’a en effet d’autre choix que de s’en remettre aux services des Gafam pour fournir ses produits et œuvres numériques en ligne".
Cependant, un amendement à l’initiative des eurodéputés Emmanuel Morel (The Left) et Geoffroy Didier (LR – PPE) a intégré les services accessoires concernant les services financiers, de livraison ou de réparation, ce qui protégerait les données des maisons d’édition et celles sur les plateformes hébergeant des boutiques en ligne.
Enfin, le Parlement européen devrait demander des clarifications quant au rôle des autorités nationales de concurrence vis-à-vis de la Commission, qui a des effectifs trop limités pour l’ampleur de la tâche selon Stéphanie Yon-Courtin.
4. Que risquent les Gafam en cas de non-respect du DMA ?
Dans le DSA présenté par Thierry Breton, les amendes pourront atteindre jusqu’à 6 % du chiffre d’affaires mondial et, en dernier ressort, le régulateur pourra interdire le service en Europe. Les sanctions sont là pour protéger la grande majorité des acteurs qui respectent les règles, a rappelé Thierry Breton.
Le DMA prévoit dans le texte de la Commission des amendes jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires de l’exercice précédent. Ces sanctions pourraient être décidées rapidement pour protéger les innovateurs selon le commissaire français.
Se pose cependant la question des seuils minimaux des sanctions. Au Parlement européen, on demande qu’ils représentent 4 % du chiffre d’affaires mondial.
5. Quelle est la différence avec la directive sur les services numériques (DSA) ?
Le projet de règlement sur les services numériques (Digital Services Act, DSA) vise à obliger les mastodontes comme Google, Facebook et Amazon à s’attaquer aux contenus illicites en ligne (incitation à la haine, désinformation…) et à contrôler les biens vendus sur leurs plateformes (contrefaçons, produits dangereux…). La communication décentralisée des plates-formes de médias sociaux a donné lieu à une avalanche de désinformations et de discours haineux qui constituent un danger pour la démocratie, estime Nicolas Köhler-Suzuki.
Les eurodéputés de la commission Marché intérieur (IMCO) ont approuvé mardi 14 décembre, à une écrasante majorité, leur version de cette législation historique présentée en décembre 2020 par l’exécutif européen pour limiter les dérives des géants de la tech.
Toutes les entreprises n’auraient pas les mêmes obligations. Plus la plateforme est grande, plus la responsabilité est grande. La DMA, quant à elle, tente de garantir que les grandes plateformes en ligne offrent des conditions de concurrence équitables aux entreprises qui les utilisent pour vendre leurs biens et services en ligne.
6. Quelle est la différence avec les amendes décidées par la Commission européenne ?
Jusqu’à présent, la Commission a surtout utilisé une méthodologie a posteriori pour déterminer si les entreprises enfreignaient les règles de concurrence européennes. La loi sur les marchés numériques établirait un cadre de concurrence clair pour l’économie numérique et permettrait également aux autorités de la concurrence d’agir beaucoup plus rapidement que par le passé.
La France, qui assure pour six mois la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne à partir de janvier, espère réussir à finaliser avant l’été ces deux lois dont elle a fait une priorité. L’objectif est d’assurer leur entrée en vigueur au 1er janvier 2023.
L'article en ligne sur le site d'Ouest-France