Taxer le numérique américain, une fausse bonne idée ?
L'idée de taxer les Big Tech en réponse aux droits de douane exorbitants de Donald Trump, séduit certains responsables politiques et entrepreneurs du numérique, qui y voient un levier pour regagner en souveraineté. Mais sa mise en œuvre serait complexe juridiquement et potentiellement contre-productive économiquement, pour les entreprises comme pour les citoyens européens.
La réplique paraît naturelle. Puisque Donald Trump veut taxer le vin, les voitures et les objets de luxe, l'Union européenne n'a qu'à taxer ce que les États-Unis exportent le mieux : le numérique, via le cloud, les logiciels, les réseaux sociaux et autres services web. C'est ce qu'a laissé entendre la présidente de la commission des affaires économiques du Sénat, Sophie Primas, sur RTL jeudi 3 avri (Cliquez ici)l, suite à la décision du président américain de surtaxer de 20 % tous les produits européens entrant aux Etats-Unis. L'idée de cette taxe numérique a ensuite été reprise par d'autres, notamment Robert Habeck, ministre de l'Économie allemand, ou l'eurodéputée Stéphanie Yon-Courtin (Renaissance) qui y voit un « signal fort ».
Des obstacles à tous les étages
Mais derrière le réflexe politique, la mise en œuvre d'une telle mesure se heurte à plusieurs obstacles. À commencer par un problème juridique de taille : on ne taxe pas des services comme on taxe des marchandises. « Il y a rarement des flux transatlantiques à taxer dans le cadre du numérique : ce ne sont pas des droits de douane, car il n'y a pas d'importation au sens strict », rappelle Bernard Lamon, spécialiste en droit du numérique. « Quand une entreprise française souscrit à Microsoft Azure, elle paie la filiale de Microsoft en Irlande », rappelle-t-il.
Il faudrait donc que l'U.E. taxe le chiffre d'affaires ou les dividendes que Microsoft, Google, Apple et consorts réalisent sur le continent. Ce système a été envisagé un temps au sein de l'U.E. avant d'être abandonné en 2021. Il était par ailleurs décrié par de nombreux économistes.
En France, en revanche, une taxe « GAFAM », en place depuis 2019, prélève 3 % sur le chiffre d'affaires généré par certaines entreprises. Vivement critiquée par Trump lors de son premier mandat, cette taxe ne vise pas seulement les géants du web américain, contrairement à ce que son appellation laisse entendre. Elle s'applique aussi à des services numériques européens comme le norvégien Adevinta (Leboncoin). Car, rappelle Marianne Tordeux, directrice des affaires publiques de France Digitale, lobby des startups françaises, cibler les services d'entreprises d'une nationalité particulière serait inconstitutionnel au niveau français, comme au niveau européen.
Pour taxer les bénéfices ou chiffres d'affaires générés par les filiales européennes des sociétés américaines, il faudrait que les 27 membres se mettent d'accord, et revenir sur certains traités commerciaux, estime Bernard Lamon. « Ce serait une escalade commerciale inédite, qui irait plus loin encore que ce que fait Donald Trump. »
Un impact incertain sur l'économie européenne
Toutefois, si cette taxe devait voir le jour, reste à savoir si elle serait bénéfique économiquement pour l'Union européenne. « Il faut des études d'impact. On ne peut pas sortir des mesures comme celle-ci sans en évaluer les conséquences sur la compétitivité », juge Henri d'Agrain, délégué général du Cigref, association qui accompagne les services IT des entreprises françaises. Car entre 70 % et 80 % des dépenses des entreprises européennes dans le logiciel et le cloud vont à des acteurs américains, et sont massivement utilisées par les entreprises françaises.
Traduction : en cas de taxation plus importante sur leur bénéfice, il est probable que les clients de ces entreprises doivent payer plus cher. « Ce ne sont pas les marges des GAFAM qui vont baisser, ce sont les factures des utilisateurs ici qui vont grimper », estime Marianne Tordeux, de France Digitale. Le phénomène du report du coût de la taxe sur le client a déjà été observé en réaction à la taxe Gafam. En revanche, cette conséquence serait moins immédiate que celle des droits de douane américains, qui devraient aussi se faire ressentir dans le portefeuille des Américains.
Dépendance technologique
Certes en cas de hausse des prix, les entreprises européennes pourraient changer de fournisseur pour des acteurs européens. Mais ici encore, tout n'est pas si simple. Ces dernières années, l'augmentation du prix de certains services numériques américains n'a pas pour autant fait fuir les clients.
Lorsque VMware a appliqué une stratégie visant à maximiser ses profits suite à son rachat par Broadcom — notamment en augmentant drastiquement les tarifs et en imposant des changements unilatéraux aux conditions contractuelles antérieures — les entreprises ont grincé des dents, mais la plupart n'ont rien fait, rapporte Bernard Lamon. « Changer de fournisseur est un projet industriel extrêmement long, coûteux et complexe à mener. Changer de fournisseur cloud, c'est plusieurs années de travail et des centaines de millions d'euros », souligne Henri d'Agrain.
Lors du forum InCyber à Lille, Patrick Pouyanné s'est dit gêné de devoir choisir entre Google, Microsoft et Amazon, par manque de champion européen dans le numérique. Mais le PDG de Total s'est dit pourtant prêt à faire affaire avec un fournisseur européen, rapporte Les Échos. notamment « pour ces données les plus sensibles », a-t-il raconté sur scène.
Par ailleurs, dans le cloud, des alternatives européennes existent. OVHcloud a d'ailleurs vu son cours de Bourse s'envoler suite aux annonces de Donald Trump. Mais ce n'est pas toujours le cas pour toutes les fonctionnalités numériques. « Faire de la publicité via Instagram, être bien référencé sur Google, cela reste indispensable pour beaucoup d'entreprises. Car si vos clients sont sur ces plateformes, vous êtes obligés d'y aller. Les acteurs américains restent incontournables », pointe Marianne Tordeux.
Plusieurs grands groupes et ETI cherchent à se débarrasser de leurs services américains
Tout le monde ne partage pas cet avis. Pour Alain Garnier, co-fondateur de Jamespot, éditeur de logiciels collaboratifs, qui appelle de ses vœux une taxe sur les services numériques américains, l'« addiction » à ses services, bien qu'elle soit tenace comme toute addiction, n'est pas inéluctable.
« Dire que les services américains sont les meilleurs relève de la propagande. Pendant longtemps, les entreprises étaient anesthésiées par ce discours. Cette attitude est en train de changer. Les entreprises sont désormais prêtes à faire le changement. La guerre commerciale initiée par Donald Trump est aussi une opportunité pour reprendre notre souveraineté technologique », clame-t-il. Et de rapporter que trois grands groupes et plusieurs ETI l'ont très récemment approché afin de remplacer leur outils numériques américains — Microsoft 365 notamment — par les systèmes de son entreprise.
Le droit et la commande publique, « de meilleures armes »
Pour Marianne Tordeux, « taxer » n'est toutefois pas une bonne réponse pour remédier à cette dépendance aux services numériques américains. « Le vrai levier, c'est la commande publique, l'investissement, et le fléchage de l'épargne vers les entreprises européennes », plaide-t-elle.
Bernard Lamon insiste de son côté pour une utilisation plus systématique du droit par les entreprises françaises. « Le droit est un élément de la guerre commerciale. Mais en France, nous n'avons pas de culture juridique offensive. Aux États-Unis, on dit "see you in court" ["rendez-vous au tribunal", Ndlr], ici on s'écrase ».
Il estime aussi que la vraie réplique offensive de l'Union européenne devrait être l'application d'amendes records aux entreprises de la tech pour non-respect des réglementations européennes. Ces grands textes de lois -le Digital Markets Acts et le Digital Services Act, notamment- sont d'ailleurs dans le viseur de Donald Trump, qui y voit une altération à sa conception du « free speech ».
Marianne Tordeux appelle la Commission à ne surtout pas céder sur ce terrain. « Ces lois ne ciblent pas spécifiquement les services américains, contrairement à ce qu'affirme Donald Trump. Ce n'est pas du tout le moment de céder du terrain là-dessus, notamment dans un contexte d'hégémonie concurrentielle accrue avec l'avènement de l'IA ».
Pour riposter face à Donald Trump, l'U.E. pourrait taxer les services numériques américains utilisés par plus de 70 % des entreprises européennes.
Marine Protais