Actualités

Le Monde I Concurrence : un règlement européen « historique » pour encadrer les géants du numérique

Paru le 25/03/2022

La Commission européenne, le Parlement européen et le Conseil de l’Union européenne ont trouvé un accord sur un nouveau règlement visant à imposer le respect de la concurrence aux services en ligne d’acteurs dominants. 

Les participants semblaient grisés par un parfum d’inédit, quand à 22 h 50, jeudi 24 mars, après huit heures de discussions, un accord politique a été scellé sur le nouveau règlement européen concernant les grandes plates-formes numériques. Baptisé « Digital Markets Act » (DMA), ce texte vise, grâce à une vingtaine de règles économiques, à imposer le respect de la concurrence aux services en ligne d’acteurs dominants comme les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft). 

« C’est un accord historique et une des régulations économiques les plus importantes de ces dernières décennies, estime le secrétaire d’Etat au numérique, Cédric O. Cela montre ce que l’Europe, souvent caricaturée pour sa lenteur et sa bureaucratie, est capable de faire, en moins de dix-huit mois, sur un sujet aussi important. » En effet, la première version du texte a été présentée par la Commission européenne en décembre 2020. Jeudi, un accord final a été trouvé à l’issue du « trilogue » avec le Parlement et le Conseil de l’Union européenne, actuellement présidé par la France. Cette régulation du numérique était une « priorité » d’Emmanuel Macron, a rappelé Cédric O, à deux semaines de l’élection présidentielle. 

« Les efforts de lobbying des Gafam n’ont servi à rien », s’est félicité le commissaire au marché intérieur, Thierry Breton, pilote du texte avec Margrethe Vestager, sa collègue à la concurrence. Le DMA, a souligné jeudi M. Breton en conférence de presse, est « une réponse innovante » au fait que « les contentieux de concurrence peuvent prendre des années ». Une référence aux sanctions relativement tardives et indolores infligées par Bruxelles à Google pour abus de position dominante, malgré des amendes de plusieurs milliards d’euros. 

Obligation forte « d’interopérabilité » entre messageries 

Avec le DMA, les autorités européennes ont décidé de changer de philosophie, et même opéré « une révolution », selon M. Breton : le texte impose une série de règles ex ante, c’est-à-dire d’application automatique et étendues à toutes les entreprises concernées, sans avoir à instruire une plainte à chaque fois. Le règlement s’inspire des régulations créées dans les secteurs avec des infrastructures de réseau, comme les télécommunications, l’énergie ou la banque, a rappelé Mme Vestager, jeudi. « Une fois de plus, l’Europe s’affirme comme une puissance normative, estime la députée européenne Stéphanie Yon-Courtin. Après le règlement sur les données personnelles “RGPD”, l’Europe pose, avec le DMA, une nouvelle pierre à sa souveraineté numérique. » 

Concrètement, le règlement s’appliquera aux « contrôleurs d’accès » (ou « gatekeepers »), c’est-à-dire aux entreprises dépassant 7,5 milliards d’euros de chiffre d’affaires dans l’UE ou 75 milliards d’euros de valorisation boursière. Selon une source française, seront concernées dix à quinze sociétés, dont quelques européennes, comme le site de réservation hôtelière néerlandais Booking.com. Le DMA couvre de nombreux services : moteurs de recherche (Google), magasins d’applications (Apple Store ou Google Play Store), systèmes d’exploitation (iOS, Android, Windows), plates-formes d’e-commerce (Amazon), réseaux sociaux (Facebook, Instagram, WhatsApp) ou services d’hébergement dans le cloud (Amazon, Microsoft ou Google). Les navigateurs (Chrome, Safari) et les assistants vocaux (Alexa, Siri, Google Assistant) ont été ajoutés à la liste, jeudi. 

Les grandes plates-formes du numérique auront interdiction d’accorder un « traitement préférentiel » à leurs propres services, par exemple en les favorisant dans les classements de recherche. 

Parmi les règles a été votée, de façon inattendue, une obligation forte « d’interopérabilité » entre les messageries. Celle-ci vise à rendre possible l’échange de messages entre Messenger, WhatsApp et Instagram (filiales de Meta) et iMessage (Apple) ou des services indépendants, tels que Signal ou Telegram. Le chiffrage devra être assuré, et les discussions de groupe seront ajoutées d’ici deux ans. « Les petites entreprises vont pouvoir innover sans avoir à commencer par construire un réseau d’utilisateurs », se félicite Amandine Le Pape, cofondatrice de la start-up Element, spécialisée dans les messageries sécurisées, dont Tchap, utilisée par le gouvernement français. 

Les grandes plates-formes du numérique auront aussi interdiction d’accorder un « traitement préférentiel » à leurs propres services – par exemple en les favorisant dans les classements de recherche ou en leur donnant une place privilégiée, à l’image du comparateur Google Shopping sur le moteur de recherche Google. Les applications préinstallées sur les smartphones devront pouvoir être désinstallées et seront aussi contrôlées : l’utilisateur pourra choisir d’autres solutions, comme Protonmail, Spotify, DuckDuckGGo… 

Sur les smartphones, les magasins d’applications et les moyens de paiement alternatifs devront être autorisés. Ce point faisait l’objet d’une passe d’armes entre Apple, Google et les développeurs de la Coalition for App Fairness, qui a salué « une avancée significative ». Apple et les autres fabricants devront en sus donner accès aux périphériques, ce qui devrait permettre l’usage des passes Navigo du métro parisien sans contact sur smartphone. Les commerçants et développeurs auront aussi désormais le droit de contacter leurs clients directement et de proposer des prix plus bas sur leurs propres sites. Les plates-formes comme Amazon auront interdiction de concurrencer les vendeurs en utilisant leurs données. 

« Risques potentiels pour l’innovation » 

Les géants du numérique se voient également contraints de notifier tout projet de rachat d’entreprise, quelle que soit leur taille, car les start-up européennes suscitent beaucoup d’intérêt de la part de ces grands groupes, a rappelé Mme Vestager, vendredi. 

Enfin, sur la publicité ciblée, le DMA impose de recueillir le consentement de l’utilisateur, en vue de renforcer le RGPD. Les autorités européennes se sont aussi accordées pour interdire la publicité ciblée quand elle vise des mineurs et quand elle utilise des données sensibles (caractéristiques ethniques, orientation politique ou sexuelle, religion…). Mais ces mesures seront incluses dans le Digital Services Act (DSA), le règlement consacré aux contenus sur les réseaux sociaux, actuellement en cours de finalisation. 

Les entreprises auront six mois pour se mettre en conformité, après avoir été désignées « contrôleurs d’accès ». Les règles devraient donc s’appliquer dans la deuxième partie de 2023. Le suivi est confié à une cellule de la Commission européenne, formée d’environ 80 employés issus des services de M. Breton et Mme Vestager. Interrogé sur le manque de moyens face aux puissants services juridiques et techniques des Gafam, le député rapporteur du texte Andreas Schwab a promis, jeudi, « d’en accorder davantage si c’est nécessaire ». M. Breton a, quant à lui, reconnu qu’il faudrait « embaucher des personnes dotées de compétences très techniques, comme des data scientists ou des spécialistes capables de mener des audits sur les algorithmes de ces plates-formes ». 

 Jusqu’ici assez peu efficaces dans leur lobbying, les Gafam promettent toutefois de se battre sur les détails d’application. « Nous restons préoccupés par les risques potentiels pour l’innovation et la diversité de choix offerte aux Européens », a réagi Google. « Certaines dispositions créeront des vulnérabilités inutiles en matière de confidentialité et de sécurité pour nos utilisateurs, tandis que d’autres nous interdiront de faire payer la propriété intellectuelle dans laquelle nous investissons beaucoup », a jugé Apple. De son côté, Meta a toujours assuré que l’interopérabilité posait des questions de technique et de protection de la vie privée. Enfin, certains lobbies favorables aux Gafam espèrent obtenir un soutien de l’administration du président des Etats-Unis, Joe Biden.

Alexandre Piquard

Retrouvez l'article en ligne.