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Les Echos I Les cryptomonnaies dans le collimateur des lois anti-blanchiment de Bruxelles

Par Clément Perruche, le 1er avril 2022

Le Parlement européen a voté jeudi un projet qui va obliger les plateformes à collecter des informations sur les transactions. Les députés veulent mettre fin au « Far West » des cryptos, tout particulièrement en pleine guerre en Ukraine. Le secteur dénonce une législation trop contraignante. 

L'Union européenne va-t-elle mettre un coup d'arrêt au développement des cryptos ? C'est la menace brandie par les acteurs du secteur. La raison ? Le Parlement européen a approuvé jeudi un projet de règlement relatif à l'utilisation des cryptomonnaies au sein de l'UE. Le texte prévoit de faire rentrer les cryptomonnaies dans le champ d'application des lois européennes anti-blanchiment. 

Deux dispositions inscrites dans le règlement inquiètent particulièrement les professionnels des cryptomonnaies. La première, c'est l'obligation pour les prestataires de services sur les actifs numériques (PSAN) établis dans l'Union de collecter et vérifier les informations personnelles du destinataire et du bénéficiaire de tous les transferts de cryptos qui transitent par leur plateforme, quel qu'en soit le montant. 

La cryptosphère dénonce un « deux poids deux mesures » 

Dans la cryptosphère, on dénonce une inégalité de traitement. « Au sein de l'UE, seuls les virements bancaires de plus de 1.000 euros sont surveillés », explique Elias Bourran, avocat expert du droit de la blockchain et des crypto-actifs. « Ici, la Commission veut se débarrasser de cette limite pour les cryptomonnaies et imposer aux PSAN de collecter des informations pour tous les montants. Cela revient à imposer plus d'obligations aux PSAN qu'aux banques traditionnelles », détaille-t-il. 

Certains eurodéputés justifient cette mesure au nom de la lutte contre le « smurfing ». Une pratique qui consiste à scinder un transfert important en plusieurs petites sommes pour passer sous les radars des régulateurs. La très grande volatilité des cryptomonnaies rendrait par ailleurs caduc tout seuil de signalement, explique-t-on du côté de Bruxelles. 

Les portefeuilles non hébergés, un « trou béant » dans la régulation 

La seconde mesure qui inquiète les acteurs de la blockchain concerne les portefeuilles non-hébergés. Ce type de portefeuille permet à l'utilisateur de conserver lui-même sa clé privée, sans intermédiaire. De nombreux particuliers préfèrent stocker leurs tokens sur ces portefeuilles non-hébergés de peur que leurs actifs ne soient volés par des hackers, saisis par les plateformes d'échange ou bien bloqués en cas de changement brutal de législation. 

Selon le législateur européen, ces portefeuilles non-hébergés sont « un trou béant dans la réglementation ». Car contrairement aux portefeuilles abrités sur des plateformes comme Coinhouse, il n'est pas nécessaire de fournir des justificatifs d'identité pour ouvrir et utiliser un portefeuille non-hébergé. 

Et c'est ce qui gêne le législateur européen, qui souhaite que chaque PSAN collecte et vérifie les informations sur l'identité du donneur d'ordre et du bénéficiaire de tous les transferts de cryptos impliquant des portefeuilles non-hébergés transitant par sa plateforme. 

« Les portefeuilles non-hébergés ont besoin d'être identifiés, de la même manière que vous devez vous identifier lorsque vous déposez de l'argent sur un compte en banque », a fait valoir sur Twitter l'eurodéputé néerlandais Paul Tang (Alliance socialiste et démocrate). 

La vie privée en question 

Cette perspective a suscité une levée de boucliers chez de nombreux acteurs du monde des cryptos. « L'Europe veut blacklister les portefeuilles qui ne sont pas hébergés. Si vous avez un wallet personnel, Coinhouse va devoir vous refuser les transactions depuis ou vers votre portefeuille non hébergé », explique Sandrine Lebeau, la directrice compliance de Coinhouse. « Cela reviendrait à interdire aux gens d'avoir leur propre cryptomonnaie indépendamment des plateformes. » 

Or, l'échange de cryptomonnaies sans passer par une institution financière centralisée est « l'essence même des cryptomonnaies », explique Rija Rameolarison, directeur de la compliance chez Deskoin. La perspective de devoir rattacher des portefeuilles non-hébergés à une identité est pour lui impensable. « Un wallet personnel a la même valeur qu'un coffre-fort ou bien un portefeuille qui se trouve dans votre poche. Accepteriez-vous que quelqu'un sache ce qu'il y a dans votre coffre-fort, ou dans votre portefeuille ? », s'interroge cet expert de la blockchain qui défend également le droit à la vie privée. 

La licorne française Ledger, qui commercialise des portefeuilles électroniques matériels, a quant à elle dénoncé une réglementation qui ouvre la voie à un « régime de surveillance financière » qui va « limiter l'innovation » et « diminuer la capacité de l'Europe à exploiter le potentiel de la blockchain ». 

Le contexte de la guerre en Ukraine 

La Commission des affaires économiques et monétaires du Parlement européen justifie ce durcissement de la législation au nom de la lutte contre « les risques posés par l'utilisation abusive des crypto-actifs à des fins de blanchiment d'argent ou de financement du terrorisme ». « L'idée, c'est de se protéger par rapport aux dangers que peuvent représenter les cryptomonnaies », confie une source à Bruxelles. 

Pour les professionnels du secteur, la Commission fait preuve d'une défiance exagérée à l'égard des cryptomonnaies. « Il n'y a pas d'informations tangibles qui corroborent les conclusions de l'Union européenne sur la croissance continuelle des risques de blanchiment d'argent », affirme l'avocat Elias Bourran. 

Dans son dernier rapport, le cabinet spécialisé Chainalysis indique que les transactions en cryptos ont augmenté de 567 % entre 2021 et 2020, tandis que les transactions illégales n'ont augmenté « que » de 79 % sur la même période. « Du fait de la progression de l'usage légal des cryptomonnaies, la proportion des transactions illégales parmi toutes les transactions n'a jamais été aussi basse », écrit le rapport. En 2021, les transactions illégales représentaient selon le rapport 0,15 % du total des transactions, contre 3,37 % en 2019. 

L'autre argument des eurodéputés est le possible contournement des sanctions par les oligarques russes. « Les crypto-actifs me préoccupent le plus dans le contexte russe », a alerté la semaine dernière Christine Lagarde, la présidente de la Banque centrale européenne. Selon elle, les cryptomonnaies sont « certainement utilisées comme moyen d'essayer de contourner les sanctions qui ont été décidées par de nombreux pays à travers le monde contre la Russie et des acteurs spécifiques ». 

« Pour nous, il est très important que les cryptomonnaies soient réglementées. Depuis que Deskoin est enregistré en tant que PSAN, notre marché s'est élargi, parce qu'on inspire davantage confiance chez les investisseurs. Mais là, il y a précipitation de la part l'Union européenne », dénonce Rija Rameloarison. « Il y a un souci de proportionnalité entre le risque des cryptomonnaies et la réponse qu'on apporte à ce risque », abonde Elias Bourran. 

Une réglementation mortifère pour le secteur ? 

Plus largement, les acteurs de la crypto-sphère redoutent que le règlement de l'UE ne mette un frein à l'émergence d'un secteur européen solide. « En Europe, le secteur sera affaibli. Pour très peu de résultats », s'alarme Sandrine Lebeau chez Coinhouse. « Cela va rendre la place européenne beaucoup moins compétitive », appuie l'avocat Elias Bourran. 

« Il ne faut pas se laisser embarquer par les éléments de langages du secteur, qui n'a pas très envie qu'on le régule. L'enjeu, c'est d'intégrer les cryptos-actifs à la réglementation. C'est un marché nouveau, il faut le réguler », plaide l'eurodéputée (Socialistes et démocrates) Aurore Lalucq. « Pour la réputation du marché des cryptos, c'est important », ajoute-t-elle. « Il faut instaurer des limites et mettre fin au Far West européen », appuie l'eurodéputée (Renew Europe) Stéphanie Yon-Courtin. 

Le sujet est sensible : Aurore Lalucq affirme avoir été la cible sur Twitter de raids visant à l'intimider. Avant d'entrer en vigueur dans l'Union, le texte doit encore être examiné en trilogue entre le Conseil de l'Union européenne, le Parlement et la Commission.

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