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Les Echos I Concurrence : Bruxelles tient sa nouvelle arme anti-Gafam
Paru le 25/03/22
Les institutions européennes ont trouvé un accord définitif sur le Digital Market Act (DMA). Bruxelles veut contrôler plus vite et plus sévèrement les pratiques de Google et des géants du Net.
L'Union tient sa nouvelle arme anti-abus des Gafam et Emmanuel Macron peut brandir un nouveau trophée européen. Jeudi soir, les Etats de l'UE et le Parlement européen ont trouvé un accord final sur le Digital Market Act (DMA), concocté fin 2020 par les commissaires Margrethe Vestager (Concurrence) et Thierry Breton (Marché intérieur).
La présidence française du Conseil de l'UE en faisait une priorité, la case est cochée. Après publication au « Journal officiel » européen, ce règlement destiné à « faire régner l'ordre dans le far-west numérique », dixit le shérif Breton, entrera en application dès 2023.
Plus qu'une évolution de la directive e-commerce de 2000, de plus en plus obsolète, le DMA se veut une révolution. A la fois un changement de braquet face à l'ampleur du pouvoir pris et des abus commis par les géants du Net, et un changement d'approche face aux limites des armes actuelles de l'Union. En dépit d'amendes record distribuées depuis une décennie, force est de constater que le droit de la concurrence, avec ses complexes standards de preuve et ses longues enquêtes, n'a pas en l'état empêché Google, Amazon ou Facebook de verrouiller leurs marchés.
Prévenir plutôt que guérir
Lassée de s'échiner à guérir, l'Europe veut mieux prévenir. Le DMA doit placer les plateformes dites « structurantes » face à leurs responsabilités, avec une batterie d'obligations et d'interdits mieux bordés en amont, fruit de l'expérience. « Presque toutes les mesures incluses sont le reflet de comportements repérés par la Commission qui ont fait l'objet d'enquêtes ou de condamnations », note Gail Orton, directrice des affaires européennes du cabinet d'avocats Clifford Chance.
Fil rouge de la vingtaine de commandements édictés par Bruxelles : empêcher les Gafam de profiter de leur place centrale dans l'écosystème pourasseoir leur domination, étouffer la concurrence et rendre captifs les utilisateurs. « On change de système. La Commission devait jusqu'à présent mener des enquêtes pendant des années, recueillir des données, analyser l'impact sur le marché… A l'avenir ce ne sera plus nécessaire, ces comportements seront interdits. Cela change la donne », analyse Gail Orton.
« Le DMA permettra d'agir beaucoup plus vite », se félicite aussi l'eurodéputé allemand Andreas Schwab (PPE), rapporteur du texte. L'Union européenne met en place « des obligations applicables immédiatement, des délais courts et stricts [pour corriger les fautes] et des sanctions dissuasives », abonde Thierry Breton.
Données personnelles
Le texte pose l'interdiction de croiser, sans leur consentement, les données personnelles des utilisateurs recourant à plusieurs services d'une même plateforme. Bruxelles veut freiner la publicité ciblée, que le texte interdit en outre pour les mineurs. Les usagers devront aussi pouvoir enlever toute application pré-installée et installer toutes celles de magasins tiers - l'App Store est de longue date dans le viseur de Bruxelles. La portabilité des données doit être garantie, ainsi que l'interopérabilité des services de messagerie : un utilisateur de Signal devra, par exemple, pouvoir communiquer avec un contact utilisant WhatsApp.
Les plateformes ne pourront pas imposer aux utilisateurs professionnels d'adhérer à des services tiers pour accéder au service principal, ni les empêcher d'exercer via d'autres services. Pas question non plus d'exploiter les données qu'ils génèrent pour leur faire concurrence - Amazon est ici visé - ou de favoriser ses propres services dans les résultats des recherches, comme cela a été reproché à Google avec Google Shopping.
Contrôler les acquisitions
Les sanctions pourront aller de 6 à 20 % du chiffre d'affaires mondial. En cas de récidive, des mesures structurelles pourront être imposées, jusqu'à des cessions d'activités. « Désormais, ce sont les autorités publiques qui imposent leurs règles et non plus les géants de la tech », salue l'eurodéputée française Stéphanie Yon-Courtin (Renew), corapporteure.
Bruxelles se prépare en outre à contrôler plus sévèrement et plus vite les acquisitions des géants du Net pour éviter qu'ils n'étouffent la concurrence en accaparant l'innovation. L'Europe se veut très attentive à l'heure de l'intelligence artificielle, des objets connectés et du métavers.
Apple est « préoccupé »
Le champ des entreprises concernées a été très discuté. Il est fonction de leurs résultats, de leur nombre d'utilisateurs (au moins 45 millions, 10 % de la population de l'UE) et de leur caractère quasi incontournable dans l'écosystème numérique. Au final, le texte cible clairement les plus grandes plateformes et ne devrait concerner, outre Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft, qu'une poignée d'autres groupes, comme l'européen Booking ou le chinois TikTok.
Vendredi, Apple s'est dit « préoccupé » par « certaines dispositions qui créeront des vulnérabilités inutiles en matière de confidentialité et de sécurité pour nos utilisateurs, tandis que d'autres nous interdiront de faire payer la propriété intellectuelle dans laquelle nous investissons beaucoup ». Chez Google, on affirme « soutenir de nombreuses ambitions du DMA sur le choix des consommateurs et l'interopérabilité » mais on souligne que « nous restons inquiets des risques potentiels pour l'innovation et la variété des choix offerts aux Européens ».
L'enjeu pour l'Europe est à présent de bâtir des moyens de contrôles efficaces. Le travail sera réparti entre les autorités nationales et la Commission. Bruxelles et la présidence française du Conseil de l'UE n'en ont en outre pas fini avec la régulation des Gafam : l'autre versant du projet, le Digital Service Act (DSA), dédié aux contenus en ligne, est encore en cours de discussion. Moins consensuel que le DMA, il donne encore du fil à retordre aux ministres des Vingt-Sept.
Derek Perrotte et Sébastien Dumoulin