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Le Figaro I Comment l’Allemagne a fait plier la France sur des règles budgétaires strictes pour la zone euro
RÉCIT - Les Vingt-Sept s’accordent sur une réforme du pacte de stabilité, introduisant plus de flexibilité mais aussi des «garde-fous».
Ce n’était pas exactement les manifestations spectaculaires d’antan d’agriculteurs contre les quotas de la PAC (politique agricole commune) , déversant torrents de lait ou montagnes de purin devant la Commission de Bruxelles. Il n’empêche, quelque 5000 personnes, selon la police - Belges, Français, Espagnols, Italiens - se sont mobilisées le 12 décembre à Bruxelles contre le retour de l’austérité en Europe , à l’appel de la Confédération européenne des syndicats (CES). L’objet de leur courroux: le retour des règles sur le déficit et la dette dans la zone euro à partir du 1er janvier 2024.
Après près de quatre ans de suspension du pacte de stabilité et de croissance , les Vingt-Sept se sont enfin mis d’accord mercredi sur une réforme pour le moderniser, au cours d’une réunion extraordinaire des ministres des Finances en visioconférence. Après une explosion de la dette pendant la crise du Covid, l’heure est venue de régler la note du «quoi qu’il en coûte» .
Les fameux critères de Maastricht, qui datent de vingt-cinq ans, étaient depuis longtemps jugés obsolètes par la plupart des dirigeants européens. À commencer par Emmanuel Macron qui, dès 2019, les qualifiait de «débat d’un autre siècle», rêvant d’une réforme en profondeur. Le président estimait «dépassé» le seuil de 60% du PIB pour l’endettement public fixé dans les textes, tandis que son ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, jugeait «caduc» celui de 3% pour le déficit.
Principes de l’ordo-libéralisme
Non seulement ces deux critères restent gravés dans le marbre, mais ils s’accompagnent d’un ensemble de «garde-fous» exigés par l’Allemagne pour y revenir. Avant de dîner avec Bruno Le Maire, mardi soir, à Bercy, pour une énième séance de négociations, le ministre des Finances allemand, le libéral Christian Lindner, chantre autoproclamé de l’orthodoxie budgétaire, expliquait que «l’Allemagne ne pourrait accepter des règles qui ne soient pas strictes pour réduire la dette et les déficits», ajoutant que «les anciennes règles étaient strictes sur le papier seulement».
Au terme d’années de débats, de mois de tractations et de semaines d’intenses négociations dans la dernière ligne droite, l’Allemagne a réussi à imposer ses vues sur la discipline budgétaire à une Europe qui pensait pouvoir s’en éloigner. Loin du «moment hamiltonien», où Emmanuel Macron, à la faveur du Covid, avait converti Angela Merkel à l’endettement commun à l’échelle de l’Europe, avec le grand emprunt à 750 milliards d’euros pour un vaste plan de relance post-pandémie . Son successeur (et ancien ministre des Finances) Olaf Scholz, revient aux principes de l’ordo-libéralisme. Sa coalition a beau être paralysée par des rivalités internes, en proie à une crise politique sur ses propres pratiques budgétaires déclenchée par un arrêt de la Cour constitutionnelle de Karlsruhe, elle a remis tout le monde au pas, la France au premier rang.
Bruno Le Maire fait bonne figure, saluant «un accord historique» et un «bon équilibre entre l’absolue nécessité de restaurer la soutenabilité des finances publiques et le besoin d’investissement dans la transition climatique et la défense». On est loin pourtant des ambitions de départ de la France d’une nouvelle ère d’investissements massifs permettant à l’Europe de rivaliser avec les États-Unis ou la Chine. Les divisions européennes entre cigales et fourmis, que Bruno Le Maire pensait dépassées, sont revenues en force.
Ratio de désendettement
La Commission avait présenté au printemps sa proposition d’une réforme radicale des règles budgétaires. Celle-ci reposait sur une négociation bilatérale entre Bruxelles et chaque État membre pour établir des trajectoires de désendettement de gré à gré, en fonction de ses contraintes particulières. Une vision soutenue par la France, l’Italie, l’Espagne, la Grèce ou le Portugal, mais aussi, étonnamment, par les Pays-Bas, ex-chef de file des pays «frugaux».
Dès le départ, l’Allemagne refuse catégoriquement cette approche à la carte et la discrétion conférée à la Commission. Elle réclame un critère applicable à tous de 1 point de PIB par an de désendettement pour les États hors des clous, soutenue par l’Autriche, la Suède ou la Finlande. Jusqu’en septembre, la France rejette de son côté tout critère chiffré contraignant. Les discussions s’enlisent et tout le monde perd espoir d’aboutir à un accord avant la fin de l’année. Mais le risque d’un échec de la zone euro à s’entendre sur sa gouvernance aurait pu donner un très mauvais signal d’instabilité aux marchés.
Les discussions reprennent donc à l’automne entre Bruno Le Maire et Christian Lindner en mode intensif. «Il y a un an, nos positions étaient radicalement différentes», constate le ministre français. C’est lui qui aura fait la plus grande partie du chemin, en accédant à la revendication allemande de ratios chiffrés, malgré sa «ligne rouge absolue» de préserver les investissements d’avenir. L’esprit de souplesse de la réforme de la Commission est conservé, mais il est bordé de multiples garde-fous. «Ce sont les rails de sécurité au bord de la route», justifie-t-on à Bercy.
Le résultat est une usine à gaz autant, si ce n’est plus, complexe que les anciennes règles, qui s’étalaient sur quelque 600 pages. Cela ne devrait pas faciliter la lisibilité et l’appropriation de ce nouveau pacte par les politiques, sans parler des citoyens.
Premier volet du texte, son «bras préventif»: les pays dont la dette dépasse 90% du PIB devront s’engager à la réduire d’un point par an en moyenne, sur une trajectoire de quatre ou de sept ans. Pour les États endettés entre 60% et 90 %, le ratio de réduction ne sera que d’un demi-point de PIB par an. Les déficits devront diminuer progressivement vers un objectif de 1,5% du PIB en structurel (hors variations conjoncturelles). Pour l’atteindre, il faudra s’engager à un ajustement primaire (hors charge de la dette) de 0,4 point par an, ou 0,25 point en prenant en compte les réformes et les investissements de l’État concerné. Des critères jugés par certains États membres encore plus durs que les anciens.
«Quand vous êtes le plus mauvais élève…»
Le second volet du pacte, son «bras correctif», vise les États en procédure de déficit excessif (au-dessus de 3 %), soit entre 10 et 12 États membres en 2024, dont la France. Ceux-là devront, sous surveillance renforcée de la Commission, réduire leur déficit de 0,5 point par an. Concession décrochée in extremis par Paris: ce chiffre n’inclura pas la hausse du coût des intérêts de la dette pour une période transitoire, entre 2025 et 2027. Ce qui correspond à quelques dizaines de milliards par an, préservant la capacité du pays à réaliser ses investissements cruciaux.
«La France a cédé à la plupart des exigences de fond de l’Allemagne sur le nouveau cadre budgétaire dans une tentative tactique désespérée de gagner une flexibilité supplémentaire à court terme», cingle Mujtaba Rahman, directeur général Europe d’Eurasia Group. «Quand vous êtes le plus mauvais élève de la classe, vous êtes mal placé pour dicter vos conditions», relativise Stéphanie Yon-Courtin, députée européenne Renew.
L’accord entre Paris et Berlin conclu mardi soir devait débloquer la voie pour un consensus à Vingt-Sept. Très remontée contre ce durcissement de la réforme, l’Italie a fini par s’aligner sur la position française par pragmatisme. Pendant ce temps, l’Allemagne se chargeait d’embarquer les «frugaux» derrière elle.
Après cet accord à Vingt-Sept, les négociations devraient s’ouvrir en trilogue avec le Parlement européen début 2024, dans l’espoir de conclure avant les élections européennes de juin.
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