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L'Usine Nouvelle I Industrie, L’Europe veut rester dans la course - 02.05.2024
La lettre, traduite en douze langues, a été envoyée à presque tous les candidats aux élections européennes, qui auront lieu du 6 au 9 juin. Signée du directeur général de Renault, Luca di Meo, elle ressemble à un appel au secours pour une industrie automobile en crise existentielle. « À côté de la Chine qui veut dominer le monde et des États-Unis qui protègent leur terrain de jeu, l’Europe doit inventer un modèle », implore le patron italien d’une entreprise française. Il incite l’Union européenne à hausser son niveau de jeu, à élargir son « approche défensive » en créant une plateforme d’achats de matières premières critiques – comme celle mise en place pour le gaz –, des zones économiques vertes à la fiscalité avantageuse et une vraie stratégie industrielle commune.
Le réveil industriel de l’Europe n’est pas assez consistant aux yeux de Luca di Meo. L’Union européenne a pourtant entamé sa révolution culturelle sur la question de la politique industrielle, longtemps mal perçue à Bruxelles. Le dernier exemple date de janvier : la Commission a mis sur la table sa stratégie pour renforcer la sécurité économique. Une grande première pour elle. « Cela marque un changement de doctrine complet, avec un pilier de protection de ses intérêts mais aussi de renforcement de ses capacités de production. Il a fallu prendre acte de la transformation rapide du contexte international », salue Elvire Fabry, chercheuse à l’institut Jacques Delors.
Comme souvent, les Vingt-Sept ont bougé sous la contrainte, plutôt que pris l’initiative, pressés par la rivalité sino-américaine, puis la guerre en Ukraine. L’Europe a dû durcir le ton face à une Chine de plus en plus conquérante dans le véhicule électrique ou les technologies vertes. Résister à l’attraction des subventions massives déployées par les États-Unis avec l’Inflation reduction act est devenu un impératif pour éviter une hémorragie d’usines. De quoi faire comprendre que « les règles du jeu commercial ont changé. L’Europe est la dernière à respecter les règles du jeu. Or, le dernier qui respecte les règles a perdu », a résumé le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, à Berlin, début mars.
De nouveaux instruments de protection
Bruxelles n’a pas chômé ces dernières années pour mettre à jour son logiciel. Pour mieux protéger ses industriels, l’Union européenne a non seulement fermé ses marchés publics aux entreprises étrangères originaires de pays barrant leurs appels d’offres aux groupes européens. Mais elle s’est aussi dotée d’un instrument anticoercition contre ses intérêts économiques et place désormais sous surveillance les entreprises étrangères bénéficiant de subventions publiques susceptibles d’écraser la concurrence. La Commission vient ainsi d’ouvrir deux enquêtes contre des producteurs de panneaux solaires chinois, candidats à un marché public en Roumanie. Visé dans une autre procédure, le fabricant de trains chinois CRRC a, pour sa part, préféré se retirer d’un appel d’offres bulgare.
Dans le même temps, les Européens se sont dotés d’instruments pour muscler leurs propres industries. Dans les semi-conducteurs, le Chips act, appliqué depuis septembre 2023, permet de rivaliser avec les subventions à la production de la Corée ou des États-Unis pour attirer des mégafabs sur le continent. La gigafactory de batteries d’ACC est sortie de terre grâce aux fameux projets importants d’intérêt européen commun (Pieec), l’outil permettant de contourner le cadre rigide des aides d’État, également mobilisé dans l’hydrogène ou le cloud computing.
Même la politique de concurrence, qui a longtemps privilégié l’intérêt du consommateur, « a fait des pas de géants pour intégrer les enjeux de résilience des industriels », pointe l’eurodéputée Stéphanie Yon-Courtin (Renew). Une première étape pour faire émerger des champions. Dans sa stratégie pour une industrie zéro émission nette (NZIA), l’Europe a aussi fait un premier pas vers une préférence européenne dans les achats de technologies vertes.
Son Critical raw materials act, qui vise à sécuriser les chaînes d’approvisionnement en matériaux critiques, fixe pour sa part des objectifs de production, là aussi inédits. Pour l’Europe, à chaque fois, il ne s’agit pas de tout produire, mais « de se rendre indispensable dans les chaînes d’approvisionnement. Pendant la pandémie de Covid, les États-Unis ont maintenu leurs exportations de principes actifs vers l’Europe, car eux-mêmes étaient dépendants d’importations européennes. Mais cela suppose une forte solidarité », rappelle Elvire Fabry.
Cet activisme ne rassure pas les principaux intéressés. Réunis à Anvers en février, les grands noms de la chimie et de l’industrie lourde européenne réclament un nouveau pacte industriel, pour corriger les excès réglementaires. « Passer du discours aux faits est encore trop long. L’exécution des politiques annoncées, le temps nécessaire et la complexité ne sont pas à la hauteur. L’Inde a un Buy indian act, les États-Unis un buy american act, tandis que l’Europe construit par briques des mécanismes compliqués », tempête Alexandre Saubot, le président de France Industrie, qui s’inquiète en particulier des travers du mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Le vice-ministre de l’Économie lituanien, Karolis Zemaitis, abonde dans son sens : « Les Américains agitent la carotte pour les investisseurs, alors que les Européens jouent surtout du bâton. Nous ne devrions pas seulement nous préoccuper de garder nos usines, mais aussi de motiver les industriels. »
Se doter d’une stratégie économique commune
Pour la prochaine Commission, désignée à l’été après le renouvellement du Parlement, la priorité sera donc de simplifier et de passer aux travaux pratiques. « Les bons instruments sont là, c’est à l’usage que l’on peut juger de leur efficacité », affirme-t-on dans les couloirs de Bercy, même si la France espère mettre en avant des critères favorisant les offres européennes lors de la révision de la directive sur les marchés publics en 2025. Sortir ses griffes sera loin d’être simple. Malgré son effritement de 191 à 38 milliards d’euros depuis 2019 – et un déficit de près de 290 milliards d’euros avec la Chine –, l’excédent commercial européen pèse toujours lourd. Et une partie de l’industrie automobile voit d’un mauvais œil les droits antidumping envisagés par la Commission sur les véhicules électriques chinois.
Aux divergences entre Européens s’ajoutent les moyens limités de la Commission. Les parlementaires avaient estimé les besoins de celle-ci pour faire appliquer son règlement antisubventions étrangères à 120 fonctionnaires, rappelle Stéphanie Yon-Courtin. Elle n’en a obtenu qu’une vingtaine au final. Les embouteillages de dossiers sur les bureaux de l’exécutif européen ont aussi grippé le déploiement ambitieux des Piiec. « On a mis trois ans à être sélectionnés, ce qui correspond presque à l’obsolescence des produits développés », regrettait Hervé Bouaziz, le patron de Lynred, un fabricant de détecteurs infrarouge, lors d’un colloque à Bercy.
Là aussi, l’Europe va devoir faire plus et plus vite. Bruno Le Maire et ses homologues allemand, Robert Habeck, et italien, Adolfo Urso, réclament désormais que l’Europe se dote d’une vraie stratégie économique commune. S’ils veulent rivaliser sérieusement avec la Chine et les États-Unis, les Vingt-Sept vont devoir reposer la question du financement des entreprises, l’un des angles morts du réveil industriel. La Commission a ouvert jusqu’en 2025 la porte à des subventions massives pour les usines de technologies vertes, mais les États restent seuls à la manœuvre pour les financer. Le fonds de souveraineté, évoqué par la présidente, Ursula von der Leyen, pour mutualiser les subventions aux usines, a été vite abandonné. Et la situation actuelle, qui divise les États les moins riches et ceux aux poches profondes, n’est pas tenable dans la durée.
Face à ces écueils, Enrico Letta et Mario Draghi se mobilisent pour trouver des solutions.
Le premier, ancien président du Conseil italien, a proposé aux Vingt-Sept, le 18 avril, de nouveaux instruments pour mieux utiliser l’épargne européenne et contraindre les États subventionnant un investissement national d’en réserver une partie pour des financements paneuropéens. Le second, ancien président de la Banque centrale européenne, doit remettre à Bruxelles un rapport sur la compétitivité de l’Union et le financement des investissements massifs.
Avec des moyens budgétaires limités, l’une des options pour l’Europe consiste à mieux mobiliser son énorme épargne privée. À Bruxelles, Bruno Le Maire mène depuis plusieurs mois une croisade pour achever l’Union des marchés de capitaux, un véritable serpent de mer. Il espère obtenir des avancées concrètes d’ici à la fin de l’année, a minima entre un petit noyau d’États membres. « Une part croissante de l’épargne européenne est investie aux États-Unis, cela crée des désavantages compétitifs », reconnaît Alexis Dupont, le directeur général de France Invest, dubitatif sur la capacité du chantier à avancer aussi vite que le souhaite Paris. L’épargne européenne reste balkanisée, les réglementations prudentielles et fiscales étant toujours nationales. Malgré les initiatives pour soutenir des fonds pour les scale-up, les start-up se tournent vers les États-Unis pour leurs gros tours de table. « C’est l’un des sujets sur lequel on a beaucoup trop traîné », admet la chercheuse Elvire Fabry. L’Europe va devoir s’y mettre.
Validé en 2021, le verdissement de la politique agricole commune a fait les frais des manifestations d’agriculteurs (photo) dans toute l’Europe. Fin mars, les ministres de l’Agriculture ont validé une nouvelle version expurgée de la plupart de ses critères verts, dont l’obligation de jachères. Le texte n’est pas la seule victime de la « pause réglementaire » réclamée par les partis de droite et une partie du centre. La Commission a déjà suspendu, au début de l’année, son projet de règlement limitant le recours aux pesticides. D’autres mesures du paquet vert pourraient être visées après les élections de juin, en fonction de la prochaine majorité au Parlement européen, vraisemblablement plus marquée à droite. Plusieurs pays souhaitent un report de la mise en œuvre de la réglementation sur la déforestation importée, prévue à la fin de l’année. L’application des normes sectorielles sur l’information extra-financière de la directive CSRD a déjà été repoussée de deux ans, à 2026. Les lobbyistes du secteur automobile fourbissent leurs arguments pour modifier la date butoir de retrait du marché des véhicules thermiques, lors de la clause de revoyure fixée pour 2026. Le patronat français rêve par ailleurs de voir s’enliser la directive sur les délais de paiement, encore en examen. Le débat va aussi probablement rebondir sur le mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, l’un des chantiers phares surveillés par l’industrie, pour lequel une clause de révision est également attendue en 2026. Cependant, « le flottement n’est pas forcément bon pour l’industrie », s’inquiète-t-on dans les ministères français.
Des retours en arrière possibles après les élections Usines favorisées par des outils européens
Les vélos de Moustache Bikes protégés contre le dumping chinois
Le renouveau de l’industrie européenne du cycle a été rendu possible par la politique commerciale de Bruxelles. Depuis 2013, face à une vague d’importations, l’Union européenne a imposé des taxes antidumping sur les vélos chinois. De quoi éviter à ses fabricants, comme les français MFC et Moustache Bikes, d’être balayés, même si leurs pièces viennent toujours en grande partie d’Asie. En 2019, les mesures antidumping ont été étendues aux vélos à assistance électrique. La Commission envisage désormais de les reconduire pour cinq ans.
Pour Eastman, la bonne affaire de la réglementation européenne
Qui a dit que la réglementation européenne représentait toujours une épine dans le pied de l’industrie ? Dans le cadre de son Pacte vert, l’Europe s’est fixé l’objectif de recycler 55 % des emballages plastiques d’ici à 2030. À partir de 2025, les bouteilles en plastique devront aussi incorporer au minimum 25 % de plastique recyclé. Ces objectifs ont le mérite d’ouvrir de nouveaux débouchés, dans lesquels les industriels s’engouffrent. Le chimiste américain Eastman a ainsi choisi la Normandie pour installer sa plus grande usine de recyclage chimique des plastiques.
STMicroelectronics accélère avec le Chips act
Le champion franco-italien a reçu 600 millions d’euros en prêts de la Banque européenne d’investissement (BEI) en 2022. Objectif : renforcer sa R&D mais aussi doper ses capacités de production à Crolles (Isère) et à Catane, en Sicile. Le bras financier de l’Union européenne, qui a augmenté de 4 à 12 milliards d’euros par an ses encours en France depuis 2009, est l’un des soutiens du Chips act, le grand plan qui doit doter l’Europe de 20 % de la capacité mondiale de semi-conducteurs. La BEI a aussi accordé 750 millions d’euros de prêts à GlobalFoundries, pour son projet de mégafab à Grenoble.
« Les Américains agitent la carotte pour les investisseurs, alors que les Européens jouent surtout du bâton. Nous ne devrions pas seulement nous préoccuper de garder nos usines, mais aussi de motiver les industriels.»
Karolis Zemaitis
Vice-ministre de l’Économie lituanien
.Bruno Le Maire.
entouré d’Adolfo Urso (à gauche) et Robert Habeck. Les ministres français, italien et allemand de l’Économie se sont réunis le 8 avril pour discuter de la future politique industrielle européenne.
L'article original ici.