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Le Monde - Attaque trumpiste contre la régulation des Gafam en Europe - 06/03/2025

Attaque trumpiste contre la régulation des Gafam en Europe

L’administration du président défend les géants de la tech américains contre les textes de l’UE. Bruxelles se dit « déterminée à les appliquer »

Dans la guerre qui se profile entre les Etats-Unis et l’Europe, le numérique devient un front à part entière. L’administration du président américain, Donald Trump, semble saisir toutes les occasions pour attaquer la réglementation européenne de la tech, dominée par des géants américains.

« J’ai une certaine inquiétude à l’égard de l’approche que l’Europe adopte, en particulier avec le Digital Services Act [DSA] », a ainsi lancé, lundi 3 mars, lors du salon des télécoms Mobile World Congress, à Barcelone, le patron de la Commission fédérale américaine des communications (FCC), Brendan Carr, en référence au règlement européen sur la modération du contenu sur les réseaux sociaux entré en vigueur en 2023. « Il y a un risque que ce régime réglementaire impose des règles excessives en matière de liberté d’expression, a mis en garde le responsable, devant la vice-présidente de la Commission européenne chargée de la souveraineté numérique, Henna Virkkunen, avec qui il partageait une table ronde. La censure qui pourrait découler du DSA est incompatible avec notre tradition de liberté d’expression en Amérique. »

Obligations « trop lourdes »

Ce tir de barrage s’inscrit dans un feu roulant entretenu par les officiels américains depuis l’investiture du président Trump. Les Etats-Unis font graduellement monter la pression contre toute mesure pouvant viser ses grandes multinationales du numérique, de Meta (Facebook, Instagram, WhatsApp) à Google, en passant par Amazon, Microsoft, Apple, OpenAI ou X, le réseau social de son conseiller Elon Musk.

Ainsi, le 23 février, Jim Jordan, le président de la commission judiciaire de la Chambre des représentants, a adressé une lettre au ton vindicatif à Teresa Ribera, la commissaire européenne chargée de la concurrence depuis le départ de Margrethe Vestager en 2024. Le représentant républicain y dénonce aussi la « censure » du DSA, mais accuse également l’UE d’avoir fait du Digital Markets Act (DMA) « une arme contre les entreprises américaines ». Cet autre texte impose depuis mars 2024 aux très grandes plateformes numériques, comme les moteurs de recherche, les environnements mobiles ou les sites d’e-commerce, de respecter des règles de concurrence, comme l’interdiction de favoriser leurs propres services.

Selon M. Jordan, le DMA « impose des obligations régulatoires trop lourdes et semble artificiellement limité aux entreprises américaines ». Ces dernières représentent cinq des sept grandes plateformes concernées par le texte (avec l’européen Booking et le chinois ByteDance). L’élu américain demande donc à Mme Ribera un « briefing » sur l’application de ces textes, en l’assortissant d’un délai au ton comminatoire : « Avant le 10 mars à 10 heures. »

Pour accentuer la pression juridique, M. Jordan a en parallèle adressé des requêtes – des « subpoena » dans le langage juridique américain – aux réseaux sociaux américains, leur demandant de livrer le contenu des messages et mails échangés avec les gouvernements étrangers qui leur demandent de « censurer » des contenus.

Le 21 février, M. Trump a publié un « mémorandum » promettant que « son administration agira, en imposant des sanctions douanières ou d’autres mesures réactives » contre toute « amende, sanction, taxe ou fardeau discriminatoire ou disproportionné » imposé aux entreprises technologiques américaines. Le président vise là les enquêtes ouvertes par Bruxelles pour des manquements au DSA (notamment contre X, Facebook et Instagram) ou au DMA (contre Apple, Meta et Alphabet, maison mère de Google). Les entreprises risquent des amendes jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires mondial pour le DMA et 6 % pour le DSA, voire une interdiction dans l’UE.

M. Trump ne s’arrête pas là, et rouvre un dossier ancien et sensible : celui des « taxes GAFA ». Il charge le représentant américain au commerce, Jamieson Greer, de relancer les enquêtes sur ces prélèvements mis en place après 2019 par quelques pays, dont la France, pour taxer localement les géants du numérique, en attendant la mise en place d’une fiscalité globale négociée via l’Organisation de coopération et de développement économiques… dont le président américain vient de retirer les Etats-Unis, en janvier.

Le mémorandum cite aussi les régulations qui « exigent des plateformes de streaming de financer les productions locales », comme la directive européenne « Service de médias audiovisuels » en vertu de laquelle Netflix ou Prime Video doivent, en France, consacrer 20 % de leur chiffre d’affaires aux séries et films européens. Sont aussi évoquées les « limitations à la circulation des données », ce qui peut faire référence aux mesures comme le « cloud de confiance » obligeant, en France, les administrations à héberger leurs services auprès de sociétés non soumises aux lois extraterritoriales américaines.

Ces salves contre la réglementation européenne du numérique – comme celles tirées en février par le vice-président J. D. Vance au Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle, à Paris, puis à Munich – sont appuyées par les géants du numérique. Elon Musk a contesté le DSA et Mark Zuckerberg, le patron de Meta, a demandé le soutien du président américain contre la « censure » de l’UE, tout comme, selon M. Trump, le PDG d’Apple, Tim Cook, contre les amendes de Bruxelles. Les lobbys de la tech américaine ciblent aussi le règlement sur l’IA, dit « AI Act ».

Rapport de force plus vaste

Face à cette attaque frontale, des lobbys de start-up européennes mais aussi la France enjoignent à l’UE de se montrer ferme, sous peine de perdre sa crédibilité. « Que ce soit bien clair : la Commission européenne reste totalement déterminée à appliquer le DMA et le DSA », assure Thomas Regnier, porte-parole de l’institution sur la souveraineté numérique. Mme Ribera avait auparavant affirmé, mi-février, à Reuters que des décisions seraient rendues en mars sur les enquêtes visant Apple et Meta au nom du DMA. « Et au besoin, l’UE répondra promptement et fermement pour défendre ses droits et son autonomie régulatoire contre des mesures injustifiées », ajoute M. Regnier, à propos des menaces brandies dans le mémorandum de M. Trump. « Le DMA et le DSA s’appliquent de façon égale à tous les acteurs du numérique dans l’UE », argumente aussi le porte-parole, rappelant que les services sont désignés en fonction de critères de taille, pas de nationalité.

Sur le DSA, M. Regnier juge aussi « les accusations de censure totalement infondées ». Le texte soumet les réseaux à des obligations de moyens et de transparence sur leurs mesures de modération mises en place contre les risques de diffusion de contenus illicites (pédopornographie, discours haineux illégaux ou liés à des infractions pénales…), portant atteinte aux droits fondamentaux (dignité humaine, liberté d’expression, droit à la non-discrimination, droits de l’enfant), aux processus électoraux ou à la santé publique… « Rien dans le DSA n’oblige les plateformes à retirer du contenu légal », estime M. Regnier.

Au-delà de ces débats spécifiques, l’avenir de la régulation du numérique en Europe est mêlé à un rapport de force plus vaste avec les Etats-Unis. Les géants américains avaient certes parfois été soutenus contre Bruxelles par les présidents Barack Obama ou Joe Biden, et M. Trump avait, en 2019, menacé de taxer les vins de la France en riposte à sa « taxe GAFA ». Mais l’intensité et la brutalité du bras de fer avec Washington ont franchi un palier, entre les discussions sur l’invasion russe en Ukraine, la vente de gaz liquéfié américain à l’Europe, les velléités des Etats-Unis sur le Danemark et la menace de tarifs douaniers de 25 % brandie par M. Trump contre l’UE, accusée d’avoir été créée pour « entuber les Etats-Unis ».

« Notre arsenal juridique sur le numérique ne doit pas être inclus dans un marchandage. Il n’est pas un point de négociation. On ne peut pas troquer notre régulation contre la promesse d’éviter des sanctions douanières », plaide de son côté la députée européenne Stéphanie Yon-Courtin (Renew), qui prépare avec des élus un courrier de réponse aux départements américains du commerce et de la justice.

Alexandre Piquard