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Le Figaro - «Ce sont deux visions du monde qui s’opposent»: la tech au cœur des tensions entre Washington et Bruxelles - 04/03/2025

«Ce sont deux visions du monde qui s’opposent» : la tech au cœur des tensions entre Washington et Bruxelles
DÉCRYPTAGE - Une Commission parlementaire américaine fixe un ultimatum à l’Union européenne pour s’expliquer sur sa réglementation, jugée discriminatoire.
Le compte à rebours est lancé. Il reste moins d’une semaine à la Commission européenne pour répondre à l’ultimatum du Congrès américain. Dans une lettre datée du 23 février, la commission juridique de la Chambre des représentants a sommé Teresa Ribera, commissaire européenne à la Concurrence, de s’expliquer sur l’application du Règlement sur les marchés numériques (DMA), qui encadre depuis un an les pratiques concurrentielles des grandes plateformes (Alphabet, Amazon, Apple…). Son président, le républicain Jim Jordan, juge le texte discriminatoire à l’égard des entreprises américaines et y voit un moyen de « remédier à la récession économique de l’Europe ». Il donne à la commissaire « jusqu’au 10 mars 2025 à 10 heures » pour rendre des comptes.
Deux jours plus tard, cette même commission envoyait des assignations aux géants de la tech afin qu’ils transmettent leurs correspondances avec les pouvoirs publics européens, preuves de la « censure étrangère ». Un courrier était aussi envoyé à Ursula von der Leyen , à la tête de l’exécutif européen, pour l’en informer. « L’objectif est de constituer des dossiers afin de montrer que nos réglementations ne peuvent être appliquées chez eux, décrypte Yaël Cohen-Hadria, associée chez EY Société d’avocats. Cela permettrait d’éviter des sanctions aux Big Tech, mais ne les empêcherait pas de continuer à gagner des parts de marché en Europe. »
Levée de boucliers
Moins de deux mois après l’investiture de l’Administration Trump, le secteur de la tech se retrouve au cœur des tensions entre les États-Unis et le Vieux Continent. Il y a moins d’un mois, le vice-président américain, JD Vance, en visite à Paris pour le Sommet sur l’IA , avait déjà tiré à boulets rouges sur la régulation européenne du secteur. « Les États-Unis veulent des partenariats avec vous tous, mais pour cela il faut des régimes réglementaires qui encouragent l’innovation plutôt que des régions qui l’empêchent », avait-il lancé, avant d’appeler à limiter la régulation pour « ne pas tuer une industrie (de l’IA) en plein essor ». Le président américain, Donald Trump, avait lui-même menacé l’Union européenne de représailles commerciales en cas d’amendes imposées aux Big Tech. Le nouveau patron du régulateur des télécoms (FCC), Brendan Carr, a enfoncé le clou lundi en évoquant le « risque » que fait peser le Digital Services Act européen sur la « liberté d’expression ».
De quoi susciter une levée de boucliers au Parlement européen. « C’est le nouveau Far West 2.0, où la loi du plus fort prime, déplore Stéphanie Yon-Courtin, députée française Renew. Les règles numériques sont assimilées à des taxes, amendes ou droits de douane. On ne peut les troquer contre des concessions tarifaires. » De retour d’une visite à Washington, la députée écologiste allemande Anna Cavazzini, présidente de la commission du Marché intérieur, voit dans ces attaques la main « des puissants géants de la tech de la Silicon Valley ». À commencer par celle d’Elon Musk, selon son collègue Sandro Gozi, qui faisait partie de la délégation. « Leur modèle d’entreprise est basé sur l’autorégulation à tout-va, ce qui est en contradiction avec la façon dont nous travaillons en Europe », estime la députée. Elle se félicite que certains « États membres appellent à une riposte à la pression américaine, sous la forme de mesures anticoercition ou d’une taxe sur le numérique ». « Ce sont deux visions du monde et des affaires qui s’opposent, et se cristallisent sur la tech », analyse Cyril Vart, associé chez EY Fabernovel. On assiste à une démonstration de force du « protectionnisme et de l’impérialisme technologique et business de l’Administration Trump ».
Manque de réaction
De nombreux observateurs déplorent le manque de réaction de Bruxelles. « L’Europe sera perdante si elle continue de s’écraser. J’appelle Ursula von der Leyen à rappeler avec fermeté que notre souveraineté numérique n’est pas à vendre », poursuit Stéphanie Yon-Courtin, qui a demandé la tenue d’un débat en plénière au Parlement européen afin « de réaffirmer collectivement que nos règles numériques ne sont pas négociables ». La députée craint qu’après le DSA et le DMA, ce soit l’AI Act qui soit pris pour cible. « Meta et plusieurs plateformes ont refusé de signer le code de bonnes pratiques sur l’IA, regrette l’élue. Il faut empêcher le détricotage de notre ordre juridique européen. » Et ce, alors que les premières décisions au titre du DMA, dont celle sur les pratiques d’Apple sur l’App Store, sont attendues.
Les relations entre les géants de la tech et Bruxelles se sont tendues dès la préparation du DSA et du DMA, perçues par les Gafam comme une entrave. Ils n’avaient pas lésiné sur les efforts de lobbying. À l’automne 2020, Le Point avait révélé l’existence d’une stratégie de 60 jours de Google pour « contrer Thierry Breton » et vider le DSA de sa substance. Ce plan d’attaques confidentiel visait même à imposer l’idée selon laquelle le Digital Services Act « mettait à mal les relations transatlantiques ». Pour y parvenir, le géant de Mountain View entendait mobiliser les services de l’État américain.
Moins de cinq ans plus tard, cette alliance entre les Gafam et l’Administration américaine s’est concrétisée. Depuis la victoire de Donald Trump, les géants de la tech se sont ralliés les uns après les autres aux idées de l’ancien candidat républicain, à l’instar de Meta, qui a tiré un trait sur son dispositif de fact-checking aux États-Unis. « Ils ont conclu un pacte de non-agression, résume Stéphanie Yon-Courtin. Cette alliance, qui n’existait pas sous Biden, partisan d’une régulation forte, profite d’un nouveau contexte géopolitique et de la nomination d’une nouvelle équipe à la Commission européenne, qui se cherche. »
Keren Lentschner