Actualités
Le Figaro - De l’Administration Trump à la nouvelle Commission européenne, une ère d’incertitude s’ouvre pour les géants de la tech - 22/12/2024
ENQUÊTE - Serrer encore plus la bride ou bien relâcher du lest? Les signaux contradictoires sur la régulation de la tech se multiplient dans le futur exécutif américain, tandis que le flou règne sur l’orientation de la politique bruxelloise.
C’est une ère d’incertitudes qui s’ouvre pour les Big Tech. Alors que l’année qui s’achève a été marquée par l’ouverture de nombreuses procédures à travers le monde contre Google, Apple, Meta ou encore TikTok, 2025 pourrait leur réserver de nouvelles surprises. Londres et Canberra haussent encore le ton. Mais les nouveaux exécutifs qui s’installent à Bruxelles et à Washington maintiendront-ils ou non la pression? Cette période de flou survient à un moment où tous continuent à engranger d’énormes profits mais peinent à rentabiliser les investissements pharaoniques engagés pour rester dans la course à l’IA.
L’arrivée au pouvoir de l’Administration Trump représente la première inconnue. Une inconnue de taille, même, les États-Unis étant de loin le premier marché mondial des Big Tech. De Sundar Pichai (Google) à Jeff Bezos (Amazon) en passant par Mark Zuckerberg (Meta), le défilé des grands patrons à Mar-a-Lago , la résidence de Floride du président élu, a donné un aperçu ces dernières semaines de leur niveau de fébrilité.
Selon le Wall Street Journal, les Gafam investissent sans compter depuis novembre en dépenses de lobbying pour tisser de nouvelles connexions dans les cercles de Donald Trump. Tous se demandent à quelle sauce ils seront mangés tant le candidat républicain et son colistier, JD Vance , un ancien de la Silicon Valley, ont soufflé le chaud et le froid pendant la campagne. Le duo n’a cessé de marteler son souhait de «démanteler» ces géants, dont Google en premier lieu. Selon JDVance, la firme est «beaucoup trop grande, beaucoup trop puissante». «La Big Tech s’est déchaînée pendant des années, étouffant la concurrence dans notre secteur le plus innovant», a encore récemment déclaré Trump sur son réseau Truth Social.
Signaux contradictoires
Reste que les premières déclarations des futurs membres de l’Administration Trump envoient des signaux pour le moins contradictoires. À l’unisson, ils oscillent entre la volonté farouche d’en découdre avec le «cartel de la censure» des Gafam, et celle de leur relâcher la bride afin de favoriser l’innovation et permettre à ces champions américains de contrer l’influence grandissante de la Chine. «Les géants de la tech devraient avoir les coudées plus franches sur des sujets comme la protection des données ou le contrôle de l’IA», analyse Cyril Vart, associé au sein du cabinet EY Fabernovel.
Le premier bénéficiaire de cet assouplissement pourrait être Elon Musk, nommé à la tête d’une commission pour «l’efficacité gouvernementale» et devenu incontournable au côté du président élu. Contrats fédéraux, subventions, régulations contre ses rivaux… L’éventail des avantages que le patron de Tesla, SpaceX, X et xAI pourrait obtenir en contrepartie de son allégeance fait évidemment peur aux patrons du secteur. Mais il pourrait aussi être leur meilleur ambassadeur. «Après une Administration Biden très focalisée sur l’industrie lourde, les Big Tech pourraient être plus écoutés par l’équipe de Trump, notamment du fait de la présence d’Elon Musk, poursuit Cyril Vart. Il sera un avocat des Big Tech, même s’il est en compétition avec certains d’entre eux.»
Cela pourrait aussi être le cas de David Sacks, nommé conseiller sur l’IA et les cryptomonnaies. Ce proche de Musk - qui a fait fortune grâce à la société de paiements en ligne PayPal - devra notamment se pencher sur l’enjeu crucial de la réglementation de l’intelligence artificielle. Pour maintenir les États-Unis à la pointe de l’innovation, une priorité de Donald Trump, David Sacks devrait balayer d’un revers de la main la «doctrine» Biden en la matière qui établit des règles claires afin de garantir que l’IA reste maîtrisée. Ce vétéran du capital-risque estime que les modèles devraient être libres de s’entraîner sans entraves, à partir de toutes les données disponibles sur internet. Il devrait promouvoir un agenda technophile, sans pour autant lâcher la bride du cou des Gafam.
Litanie d’enquêtes antitrust
Brendan Carr, nommé à la tête de la Commission fédérale des communications (FCC), le régulateur des télécoms et de l’audiovisuel, les aura également à l’œil. Celui qui a fait campagne pour l’accès à internet dans les zones rurales estime qu’il faut «reprendre le contrôle des Big Tech, promouvoir la sécurité nationale, libérer la prospérité économique et garantir la responsabilité et la bonne gouvernance de la FCC» qui doit «changer de cap».
Autre nomination de poids à la tête du gendarme de la concurrence (FTC), celle d’Andrew Ferguson à la place de Lina Khan , figure honnie des républicains. «Nous mettrons fin à la vendetta des grandes entreprises technologiques contre la concurrence et la liberté d’expression», a-t-il tweeté dès sa nomination. Mais Ferguson pourrait aussi être une bonne nouvelle sur le front des acquisitions. Il s’est engagé à «inverser la ligne anti-business» de Lina Khan, qui avait bloqué ou ralenti de nombreux deals dans le secteur . Pas moins de quarante depuis sa prise de fonction, en 2021. «Nous nous attendons à ce que les fusions-acquisitions dans le secteur de la technologie augmentent de plus de 50%» en 2025, estime Daniel Ives, de la firme d’analyste Wedbush.
L’agenda judiciaire des Gafam promet toutefois d’être chargé. Au côté d’Andrew Ferguson, Gail Slater, qui a été conseillère économique de JDVance et est connue pour être une critique virulente des Big Tech, a été choisie pour diriger la division antitrust du département de la Justice. Cette avocate d’origine irlandaise, qui a passé dix ans à la FTC, devra superviser les procès initiés par l’État contre les monopoles des géants de la tech. En premier lieu figure celui contre Google, qui pourrait mener à une scission des activités du groupe . Reconnu coupable de pratiques illégales dans le but de maintenir la position dominante de son moteur de recherche, Google attend la sanction du juge. Or, le département de la Justice a recommandé le mois dernier qu’il se sépare de son navigateur Chrome voire, si nécessaire, de son système d’exploitation mobile Android.
Le département américain de la Justice, qui a aussi attaqué Google dans la publicité en ligne, poursuit Apple pour pratiques anticoncurrentielles sur le marché des smartphones . De son côté, la FTC s’est attaquée à Amazon et à Meta. Certaines de ces procédures ont démarré lors de la première Administration Trump. Microsoft est aussi dans la ligne de mire. Dans un sprint final avant de quitter ses fonctions, Lina Khan a ouvert le mois dernier une enquête contre le géant de Redmond, en particulier dans les domaines du cloud, de l’intelligence artificielle et de la cybersécurité.
L’inconnue de la nouvelle Commission
Pendant que les proches de Trump fourbissent leurs armes contre les Big Tech, la nouvelle Commission européenne prend ses marques à Bruxelles . Et les spéculations vont bon train. La nouvelle équipe maintiendra-t-elle ou non la pression sur Google, X, TikTok ou encore Meta? L’exécutif européen s’est toujours défendu d’avoir voulu spécifiquement cibler les géants de la Silicon Valley avec ses deux règlements, le DSA (Digital Services Act) et le DMA (Digital Markets Act). Ces textes, qui sont pleinement entrés en application cette année, visent à limiter la domination économique des grandes plateformes et la diffusion en ligne de contenus illicites. Un nombre impressionnant de procédures contre les Gafam ou TikTok ont été lancées en quelques mois au nom de ces règlements.
Entre les anciens commissaires Thierry Breton et Margrethe Vestager , artisans de ces textes, Bruxelles avait deux partisans particulièrement vocaux d’un durcissement de ton. «J’espère que le nouveau binôme Teresa Ribera-Henna Virkkunen s’inscrira dans la continuité, plaide Stéphanie Yon-Courtin, députée européenne (Renew). Ma crainte, c’est que la Concurrence reste sur un strapontin. Il n’y a plus de commissaire chargé de ce sujet à part entière.»
Au-delà du DSA et du DMA, ou de l’AI Act dont la mise en œuvre est étalée jusqu’en 2026, les législateurs européens ont été particulièrement prolixes sur la régulation du numérique. «Au total, ce sont près de dix nouveaux règlements et directives qui ont été adoptés ces deux dernières années dans le domaine numérique et qui vont contraindre les Big Tech en termes de partage de données, de cybersécurité ou de standards de certification, rappelle Fabrice Naftalski, avocat associé d’EY Société d’avocats, spécialiste du secteur. On voit mal comment la nouvelle Commission pourra changer de cap.» «Nous sommes passés du far west à la pose de panneaux de signalisation, nuance Stéphanie Yon-Courtin. Si on n’allume pas ces feux, cela ne va rien donner. Autrement dit, nous n’avons pas le droit à l’erreur dans la mise en œuvre du DSA et du DMA. Si les Big Tech voient une brèche, ils s’y engouffreront.»
Les échéances de 2025
Or, les échéances ne manqueront pas en 2025. Au cours des prochains mois, Meta, X, Google ou encore Apple pourraient être confrontés à des sanctions dans le cadre de plusieurs procédures. En mars, Apple devrait être fixé sur le sort de son magasin d’applications, accusé d’être en infraction avec le DMA. La nouvelle Commission hérite aussi d’une enquête antitrust contre l’empire publicitaire de Google , menacé de scission forcée. «C’est une option qui est bien sûr sur la table», a concédé Teresa Ribera. Une enquête est également en cours concernant son moteur de recherche. Quant à Amazon, qui a réussi à éviter une amende au titre de l’antitrust, il pourrait faire l’objet d’une enquête en 2025 pour favoritisme envers ses marques sur sa place de marché.
X est, lui, accusé par Bruxelles de violer le DSA avec ses comptes certifiés, trop faciles à contourner. Le réseau social enfreindrait également ses obligations de transparence concernant les publicités et l’accès aux données de la plateforme pour les chercheurs. Épinglé à la suite des attentats du Hamas contre Israël, il fait aussi l’objet d’une enquête formelle en raison du faible nombre de modérateurs et de son système de signalement des contenus illicites peu efficace.
Spectre d’un embrasement diplomatique
Menacé d’interdiction aux États-Unis, où sa maison mère vient de saisir la Cour suprême, TikTok est aussi dans l’œil du cyclone en Europe , sous le coup de trois procédures. La dernière en date a été ouverte le 17décembre à la suite d’ingérences russes lors de la campagne présidentielle roumaine. L’application vidéo est soupçonnée d’avoir manqué à ses obligations et d’avoir ainsi ouvert la porte à de possibles manipulations de comptes. Une autre enquête, qui date du début d’année, porte sur ses manquements présumés en matière de protection des mineurs et sur les «risques liés à (s)a conception addictive».
S’ils étaient reconnus coupables ou ne corrigeaient pas les déficiences qui leur sont reprochées, tous ces géants risquent des amendes pouvant aller jusqu’à 6% de leur chiffre d’affaires annuel mondial. Mais les craintes d’un embrasement diplomatique pointent déjà à l’horizon. En septembre, JDVance avait suggéré qu’en cas d’amende européenne contre X, les États-Unis pourraient cesser de financer l’Otan… «Si l’Europe monte le ton et multiplie les sanctions contre les Gafam, le risque est que cela ait des répercussions financières ou politiques, estime Cyril Vart. On pourrait se retrouver dans une dynamique transactionnelle: si vous taxez les Gafam, on vous impose des droits de douane sur le fromage ou le vin… Sachant que les Gafam produisent par ailleurs des outils désormais indispensables à nos entreprises, nous ne sommes pas à armes égales.»
L’inconnu ne se limite pas à l’Europe et aux États-Unis. En Grande-Bretagne, les plateformes font l’objet d’une nouvelle réglementation sur la sécurité en ligne qui vient d’entrer en vigueur. Elle met l’accent sur la protection des enfants et la suppression des contenus illégaux, avec à la clé des amendes pouvant aller jusqu’à 10% du chiffre d’affaires des entreprises. En Australie , Meta, Snapchat, X et TikTok sont vent debout depuis que le Sénat a voté le mois dernier une loi interdisant les réseaux sociaux aux moins de 16ans. Des projets pilotes seront lancés pour mettre en œuvre la nouvelle loi. Autant d’initiatives qui plongent les géants de la tech dans de nouvelles incertitudes.