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La Tribune - « Make Europe Great Again » : l'accélérationnisme, ce mouvement radical qui se répand en Europe - 12/03/2025

« Make Europe Great Again » : l'accélérationnisme, ce mouvement radical qui se répand en Europe
Il y a quelques mois, une casquette a fait son apparition sur le crâne de certains investisseurs et startupers. Elle arbore le slogan provocateur « Make Europe Great Again », clin d'œil au « Make America Great Again » de Trump. « Les gens la voient comme un simple produit de merchandising, mais je la considère comme un virus de l'esprit qui se répand », explique Pieter Level sur X.
Ce multi-entrepreneur allemand, suivi par plus de 600 000 personnes, voit dans ce slogan un moyen de contrer la mentalité « anti-tech » et anticapitaliste qui, selon lui, freine l'innovation en Europe. Il commercialise sa casquette aux côtés de sweats et stickers à l'effigie d'un mouvement dont il est l'une des figures emblématiques : les accélérationnistes européens (eu/acc), qui prônent un retour au techno-optimisme et une Europe plus ambitieuse face aux géants américains et asiatiques.
Les eu/acc se signalent par le sigle dans leur pseudo LinkedIn ou Twitter et affichent un techno-optimisme militant : provocations contre les 'décélérationnistes' (terme péjoratif pour désigner ceux qui préfèrent encadrer la technologie et seraient donc contre la croissance), slogans percutants et glorification des success-stories européennes. « On ne se vante pas assez en Europe, observe Andreas Klinger, à la tête du fonds Prototype Capital et lui aussi instigateur du mouvement des accélérationnistes de l'UE. Nous avons une capacité d'innovation immense, mais nous pensons toujours en termes nationaux. Personne ne dit que Mistral AI est une réussite européenne par exemple, on dit que c'est une réussite française. Il faut changer de mentalité. »
Ils dénoncent aussi le coût des notaires - obligatoire pour créer une entreprise dans certains pays comme l'Allemagne - et l'inertie de la Commission européenne, qu'ils jugent trop éloignée des réalités entrepreneuriales. Leur modèle ? Le Delaware, cet État américain où la réglementation et la fiscalité sont taillées sur mesure pour les entrepreneurs.
Un mouvement qui prend de l'ampleur, jusqu'à Bruxelles
Stanislas Maximin, fondateur de la start-up Latitude qui fabrique des lanceurs spatiaux, s'est laissé séduire par cet élan d'optimisme. Il arborait ainsi en mai dernier sur un plateau de BFM un sweat à l'effigie des « European accelerationnists ». « C'est plus une philosophie qu'un mouvement organisé », explique-t-il. Il estime que l'Europe « a cessé de croire en l'avenir » en ratant toutes les grandes révolutions technologiques, du web à l'intelligence artificielle. L'objectif des accélérationnistes est donc de prouver que le continent ne se limite pas à la régulation, mais qu'il peut aussi innover.
Benoit Vandevivere, fondateur de Consentio et créateur du site eu-acc.com, mesure l'engouement pour l'accélérationnisme européen, via le décompte de ses followers sur X et LinkedIn et le succès de certains posts qui atteignent des centaines de milliers de vues.
Mais la portée va au-delà de cette petite effervescence sur les réseaux sociaux. Il y a quelques mois, Pieter Levels se targuait d'avoir pu s'entretenir avec l'ancien gouverneur de la Banque d'Italie, Mario Draghi, en amont de la remise du rapport très médiatisé sur la stratégie économique européenne. Stanislas Maximin affirme que le mouvement n'est pas étranger à la direction prise par le rapport de l'ex banquier central, salué par Ursula Ven Der Leyen, qui appelle à une simplification des règles existantes et à plus d'investissement. En février à Bruxelles, Mario Draghi a de nouveau fait la joie des accélérationnistes en tenant un discours sous forme d'appel à l'action pour « être optimiste » et « agir comme si nous étions un seul État ».
Moins de paperasse, plus d'actions
Les discours des accélérationnistes commencent par ailleurs à se traduire en actes. « Tout le monde est d'accord pour dire que l'Europe doit se réveiller. Mais maintenant, il faut arrêter les rapports et les tables rondes, il faut agir. Mon message est simple : moins de bavardage, plus d'action », martèle Andreas Klinger. Il est à l'origine de EU INC, une pétition lancée en octobre 2024 pour la création d'un statut légal paneuropéen. Cette absence de standard est un sujet majeur selon lui, car d'une part elle freine la création d'entreprises en Europe, et fait fuir les investisseurs américains, qui préfèrent ne pas s'embêter avec des complications légales et fiscales. L'investisseur a été reçu à Bruxelles et se félicite de l'avancée du projet : « une task force a été mise en place, directement rattachée à la présidente de la Commission. Le projet est devenu une priorité et pourrait être voté d'ici la fin de l'année. Ce niveau de rapidité est rare pour un projet européen. »
Cet élan pour une Europe plus vantarde et moins bureaucratique s'explique par une série de chocs, dont l'arrivée de Donald Trump au pouvoir est le dernier en date. D'une part car celui-ci a décomplexé la prise de parole. « Certains se sont clairement lâchés, avec des discours ouvertement anti-régulation », confie un investisseur du secteur. Pour Andreas Klinger, Trump a surtout révélé la faiblesse technologique de l'Europe : « Il nous a fait prendre conscience que nous n'avions pas de technologies souveraines, que nous ne pouvions donc pas nous défendre ni être invités à la table des conversations. »
Mais cet optimisme auto-performatif trouve des racines plus lointaines. Il est notamment né, selon Stanislas Maximin, du rejet des Américains pour l'Europe. En ligne, comme hors-ligne, il est devenu banal pour la tech américaine de railler les Européens (qualifiés parfois d'Europoors), leur manque d'ambition et leur déclinisme. Andreas Klinger abonde : « Les investisseurs américains sont devenus hostiles envers l'Europe depuis quatre ou cinq ans. Ce mépris a poussé une partie de la tech européenne à leur prouver le contraire. »
Une idéologie aux racines controversées
Paradoxalement, les eu/acc s'inspirent d'une idéologie née outre-Atlantique : les Effective Accelerationists (e/acc), un courant libertarien. À l'origine, cette subculture, née en ligne et qui a pour crédo « accélérer ou mourir », a été popularisée par des figures de la Silicon Valley comme Gary Tan, président du Y Combinator, ou encore Marc Andreessen, investisseur de renom. Elle est venue en réponse à certains chercheurs et entrepreneurs persuadés que l'avènement de l'IA comporte d'importants risques et mérite donc qu'on réfléchisse à un encadrement, voire que l'on mette son développement sur pause.
L'accélérationnisme est par ailleurs un terme aux connotations politiques fortes. Il a été théorisé dans les années 1990 par le philosophe britannique Nick Land. Ancien professeur à l'université de Warwick, ce dernier conceptualise un accélérationnisme radical, assimilé à son courant du « Dark Enlightenment » (« Les Lumières sombres »). Selon lui, la technologie résoudra l'essentiel des problèmes humains, et il faut donc en accélérer l'avènement sans entraves. Avec le temps, Nick Land se rapproche de l'alt-right américaine et adopte des positions ouvertement antidémocratiques, prônant une sortie des modèles démocratiques traditionnels au profit d'une élite technologique dominante.
Les figures de proue des accélérationnistes européens ne sont pas toujours à l'aise avec ces racines, dont ils cherchent à se démarquer. Benoît Vandevivere, explique ainsi ne pas faire de politique et préfère parler d'« accélération » au sens large plutôt que d'« accélérationnisme ». Une nuance qui permet de prendre ses distances avec l'héritage sulfureux de Nick Land et l'idéologie plus extrême de certains e/acc américains. Pieter Level, lui, prend moins de pincettes. Dans son manifeste, il reprend des propositions idéologiques proches des libertariens américains : il y prône la liberté d'expression avant tout, une immigration qualifiée favorisée, mais un frein à l'immigration non qualifiée.
Entre provocation et adhésion idéologique
L'utilisation du slogan de Trump, « Make Europe Great Again », et les appels à une automatisation massive de l'État (non sans rappeler le DOGE d'Elon Musk) laissent eux aussi planer un doute sur la politisation du mouvement. « Il ne faut pas oublier que nous sommes des trolls d'Internet », tempère Stanislas Maximin. « Certains messages sont là pour provoquer. Il n'y a aucun lien entre MAGA et les accélérationnistes européens », assure-t-il, rejetant la politique de Donald Trump, notamment sur l'Ukraine et la hausse des tarifs de douane.
Des trolls d'Internet, certes, mais qui restent selon Stéphanie Lamy, chercheuse spécialiste des stratégies de désinformation, des militants avec une ambition idéologique.
« Ils ont tous les codes des militants : action collective, stratégie discursive, construction d'un narratif. Leur discours se veut neutre scientifiquement, mais il cherche en réalité à imposer une vision du monde sans contre-pouvoir. Le mot "accélérer" est un mot-valise, suffisamment vague pour que chacun puisse y projeter ses propres fantasmes. Leur but est d'élargir leur audience, notamment auprès d'entrepreneurs libéraux. »
Un sous-texte masculiniste ?
Stéphanie Lamy voit aussi dans les eu/acc une proximité avec certains milieux masculinistes radicaux qu'elle regroupe sous le terme de « flexeurs » dans son livre La Terreur masculiniste. « Ce sont des communautés où la masculinité se construit autour d'une maîtrise technique et d'une quête de contrôle. Que ce soit dans le perfectionnement du corps ou dans la maîtrise des sciences et de la technologie, ils évoluent dans un entre-soi masculin et leur discours repose sur une idée de suprématie masculine. Ils rejettent tout ce qui est perçu comme '"féminisé" : le débat, l'inclusivité, l'éthique. »
Les eu/acc refusent ces accusations. Mais il suffit d'aborder certains sujets comme l'impact environnemental de l'IA ou ses effets sur le travail pour se voir immédiatement taxé de « doomer » ou de « decel » (termes péjoratifs pour désigner les personnes qui se soucient des risques liés aux technologies et seraient donc des freins ua progrès) par certains. Pieter Levels refuse d'ailleurs toute interview avec des journalistes ayant écrit sur les effets négatifs des nouvelles technologies. « Ce type de mouvement peut paraître anecdotique, mais il ne faut pas sous-estimer leur influence. Il y a des entrepreneurs qui reprennent leurs termes, parfois sans en mesurer l'idéologie sous-jacente », pointe Stéphanie Lamy.
En attendant Bruxelles se tait
Alors que les eu/acc gagnent du terrain, Bruxelles, elle, se montre étonnamment silencieuse sur la régulation de la tech depuis l'arrivée de Donald Trump. Un silence qui commence à inquiéter certains députés européens, comme Stéphanie Yon-Courtin (Renew Europe). Dans le Figaro, elle a appelé Ursula von der Leyen à réaffirmer avec fermeté que « la souveraineté numérique n'est pas à vendre alors que Washington multiplie les pressions contre nos régulations ». « On a le sentiment qu'avec Trump, la Commission préfère attendre avant de s'exprimer sur le numérique. Lorsqu'on l'interroge sur ces enquêtes gelées ou sur l'absence d'enquête dans certains cas, elle esquive et semble un peu gênée aux entournures », explique-t-elle à La Tribune.
La récente décision de retirer la directive sur la responsabilité de l'IA est particulièrement révélatrice. « Officiellement, c'est un problème de consensus. Officieusement, c'est un cadeau aux Big Tech pour les calmer », déplore-t-elle. La députée met aussi en garde contre une interprétation américaine du mot « simplification » : « Chez eux, simplifier signifie tout supprimer. En Europe, cela doit rester un encadrement. » Pour elle, la réglementation reste une arme clé dans le rapport de force avec les géants du numérique, qu'il ne faut pas brader.
Marine Protais